Quand Bertrand Bonello et Patric Chiha s’emparent de « La Bête dans la Jungle » d’Henry James

Bertrand Bonello et Patric Chiha (dont le film est sorti en août dernier) ont choisi en même temps d’adapter la nouvelle « La Bête dans la Jungle » (1903) de Henry James. Chacun à sa manière explore ce texte abstrait, rétif et sauvage, pour sa part existentielle autant que contemporaine, interrogeant notre rapport au temps, à l’intensité et aux images.


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C’est probablement ce qui peut provoquer une envie de cinéma pour un réalisateur : se mesurer à l’infigurable, à l’insaisissable. Et il y a de quoi être servi dans la nouvelle de Henry James, dans laquelle un homme, John Marcher, et une femme, May Bartram, se retrouvent dans une réception d’une propriété londonienne, dix ans après s’être rencontrés. Il lui avait alors confié un secret : depuis tout jeune, il a la profonde conviction que quelque chose d’étrange, rare et grandiose va lui arriver. Cette « bête » mystérieuse et tapie dans l’ombre n’ayant pas encore bondi, May choisit de l’attendre à ses côtés, tandis que les années défilent…

C’est remarquable comme, en partant du même argument, les deux adaptations sont traversées par des mouvements contraires : dans La Bête dans la jungle, Patric Chiha choisit de resituer l’histoire dans le huis clos d’une boîte de nuit, filmée d’abord dans le faste et la couleur, puis allant de plus en plus vers une sorte de minimalisme, de dénuement. Dans ces lumières de nuit où personne ne se voit vieillir, c’est le vertige du temps qui passe inéluctablement que Chiha exprime par May et John (Anaïs Demoustier et Tom Mercier) qui, tout à l’affût de la bête, ne se rendent pas compte qu’ils se ratent.

Vu à la Berlinale : « La Bête dans la jungle » de Patric Chiha (Panorama)

Là où Chiha joue de l’économie, avec La Bête Bertrand Bonello tend vers la profusion, l’éclatement d’images. Dans la nouvelle, la scène durant laquelle May et John se rencontrent dans une soirée mondaine du début du xxe siècle n’est qu’une des multiples vies antérieures que revisite Gabrielle (Léa Seydoux) – personnage du film de Bonello –, retrouvant chaque fois le même homme (George MacKay), incitée par les autorités d’une société futuriste à se purifier des émotions qu’elle a autrefois vécues à ses côtés. Bonello souligne une autre composante du texte de James, projetant alors l’angoisse de vivre sans passion, sans risque, sans danger, comme anesthésié. Le déluge d’images dans lequel se perd Gabrielle répond alors au tourment de John que dépeint la nouvelle : « Regarder pour lui était devenu un acte médiocre. » C’est l’importance des deux adaptations, d’aller contre ce triste constat et de toujours espérer la fulgurance.

« La Bête » de Bertrand Bonello, un jeu d’abstraction fascinant