Au commencement était le split-screen, et il se conjuguait au féminin. L’universitaire et critique de cinéma Iris Brey, qui a conceptualisé le female gaze dans son essai Le Regard féminin, Une révolution à l’écran le sait bien. Dès les premières images – et le titre – de sa mini-série, elle convoque cette technique inventée par la pionnière du cinéma muet Lois Weber dans Suspense (1913), comme pour s’inscrire dans un héritage revendiquer une filiation organique à cette cinéaste invisibilisée.
Iris Brey: « Créer du female gaze, c’est se défaire d’un inconscient patriarcal »
C’est par cet artifice de cinéma qu’advient le coup de foudre fulgurant entre Anna (Alma Jodorowsky), cascadeuse professionnelle en couple avec un garçon, et Eve (Jehnny Beth), chanteuse et actrice qu’elle doit doubler sur le tournage d’un film consacré à Musidora, première vamp de l’histoire du cinéma. Dans les dédales d’un château, Iris Brey les filme d’abord séparées, évoluant comme des chats, à pas feutrés, chacune d’un côté de l’écran divisé en deux. Avant qu’un travelling fluide les réunisse face à face. Soudain, la barrière isolante du split-screen devient surface de réparation, suture – possibilité de rencontrer l’autre. Le procédé est d’autant plus troublant qu’Anna et Eve se ressemblent au point de se confondre : même visage mutin et prunelles noires, même silhouette évanescente. Comme pour souligner d’emblée que leur amour se jouera dans une forme d’équivalence, d’équité absolue.
L’ambition d’Iris Brey se situe précisément là : filmer l’attraction et le désir comme un territoire pacifié et brûlant où s’exerce l’égalité, non plus la contrainte, imaginer une romance où le respect et l’écoute seraient le carburant d’un nouvel érotisme. Le programme peut sembler dangereusement théorique ; il se révèle tactile, sensitif, presque synesthésique. Aux abords du château embrumé où a lieu le tournage du film, Alma et Eve écoutent et regardent la nature, son lac et ses herbes hautes comme pour la première fois, dans un silence qui marque une renaissance – celle d’un rapport érotique simple et évident. Iris Brey excelle à subvertir la grammaire habituelle du split-screen, qui morcelle les corps, les diffracte en détails.
Ici, il est bien question de micro-indices dévoilés en gros plans (une cigarette à la bouche, un cou, une blessure pansée) mais convergent toujours vers un peau-à-peau réconciliateur – comme dans cette séquence où Eve dépose de la glace sur un bleu d’Anna. Split se dérobe ainsi à tous les attendus, armé d’un singulier mélange de naturalisme et de stylisation qui lui donne des airs d’utopie sentimentale. Ce n’est pas pour rien si règne, en filigrane, la figure nébuleuse de Musidora, qui incarna en son temps une certaine androgynie, et une liberté sexuelle, à travers son personnage d’Irma Vep. Sans oublier les présences (vocales, citationnelles) de l’écrivaine Colette, ou de Delphine Seyrig, autant de grandes figures féministes. Cette utopie permet d’esquiver le dolorisme – l’histoire d’amour entre les deux héroïnes est vécue comme un bouleversement apaisé – mais aussi la naïveté – le coming-out lesbien est attaqué par un biais politique (« Quitter l’hétérosexualité, c’est quitter un système ou en tant que meuf, tu avais de la valeur » s’entendra dire Anna, qui hésite à quitter son copain pour Eve).
La cohérence de ce projet tient enfin à son dispositif de tournage. L’équipe de la série est composée à 80% de femmes, nommées à des postes de cheffes – ingénieure du son, cheffe décoratrice, assistance réalisatrice – et une coordinatrice d’intimité, la Belge Paloma Garcia Martens, pour encadrer les scènes de sexe. Iris Brey rend hommage à ces vraies techniciennes par le biais de la fiction, en scrutant lors de longues scènes les mains d’une couturière et de son fil, le geste méticuleux d’une assistante qui défroisse un vêtement. Devant et derrière la caméra, Split organise la joyeuse révolution de l’inclusivité.
Split d’Iris Brey, France, 95’ (mini-série en 5 épisodes de 19’)
Projection le samedi 18 novembre 2023 au Festival Chéries Chéris, au mk2 Beaubourg
En ligne le 24 novembre sur France TV