Au commencement était Carmilla. Ce roman gothique majeur du XIXe siècle, écrit par Sheridan Le Fanu en 1872, narre la rencontre en Styrie entre Laura, une jeune Anglaise naïve et solitaire et Carmilla, une étrangère victime d’un accident sur la route. Accueillie dans la demeure familiale, l’étrange jeune femme témoigne une affection de plus en plus ardente envers Laura, qui multiplie les cauchemars saisissants.
Carmilla est une anagramme pour la Comtesse Millarca Karnstein, une vampire de la haute noblesse hongroise, âgée de plus d’un siècle. Contrairement à Dracula (écrit par Bram Stoker en 1897), la Comtesse Millarca ne séduit que des jeunes femmes. Si, dans l’histoire, elle est vaincue, la vampire lesbienne passera à la postérité de bien des façons.
Dès 1936, le cinéma s’en empare avec La Fille de Dracula (réalisé par Lambert Hillyer) qui allie les mythologies de Dracula et Carmilla. L’actrice Gloria Holden incarne la Comtesse Marya Zaleska, une vampire qui tente de s’extraire de sa condition en suivant une psychanalyse (la psychiatrie a longtemps considéré l’homosexualité comme une maladie mentale). Spoilers : elle n’y arrive pas et sera tuée d’une flèche dans le cœur.
En plein Code Hays (1), qui interdit de dépeindre l’homosexualité au cinéma, La Fille de Dracula a recourt à la suggestion et à des imageries codifiées lesbiennes. Ce film en noir et blanc, esthétiquement somptueux, est le premier à mettre en scène ce type de personnage… et les tropes négatifs qui vont lui coller à la peau.
« L’essence de l’homosexualité en tant que faiblesse prédatrice imprègne la représentation des personnages homosexuels dans les films d’horreur », note l’historien du cinéma gay Vito Russo dans son essai The Celluloid Closet (1981). La fille de Dracula est un exemple précoce du trope « Enterrez vos gays », qui dénonce la tendance à tuer les personnages LGBTQI+ dans les récits. Dans le cas spécifique des personnages féminins queer, la flèche ou la balle tirée à distance deviendront des classiques (cf. les séries Buffy, Killing Eve ou The 100).
SEINS, SEXE ET SANG
« À mesure que la censure et les restrictions sur la nudité diminuent, les vampires lesbiennes sont passées du statut de prédatrices cachées à celui de séductrices sanguinaires », constate la journaliste Elaina Patton. À l’aube de la révolution sexuelle des années 1970 et de la Seconde vague féministe, la vampire lesbienne tient le haut de l’affiche. Gros succès au box-office, Les Passions des vampires (1970), premier volet d’une trilogie filmique produite par la Hammer et adaptée de Carmilla, instaure les codes de l’époque. Les femmes vampires séduisent en déshabillé blanc, leurs poitrines voluptueuses dépassant de leurs décolletés. Les victimes féminines gémissent dans leur lit comme dans les films pornos, industrie également en plein boom.
Plus d’une dizaine de films – citons L’Héritière de Dracula (1971), La Soif du vampire (1971) ou Vampyre (1974) – sortent en quelques années. La trame se réduit à un mouchoir de poche, avec pour template les récits de Carmilla ou Dracula. Les vampires saphiques viennent créer un trouble au sein d’un univers hétéronormatif trop bien réglé. Elles dansent, séduisent et mordent les protagonistes féminines, sous le regard effrayé ou excité (souvent les deux) des personnages masculins voyeurs. « La vampire lesbienne provoque et exprime les angoisses du spectateur hétérosexuel masculin, mais le film parvient à apaiser ces angoisses et à réaffirmer sa masculinité à travers la destruction ultime du vampire », analyse Andrea Weiss dans son essai Vampires and violets (1992).
L’obsession des réalisateurs pour la figure de la vampire lesbienne atteint son paroxysme avec ce cinéma bis de « sexploitation », où le budget est aussi riquiqui que les ambitions artistiques. Ces films sont un cas d’école du concept de male gaze (2) théorisé par Laura Mulvey en 1975. Au-delà de filmer des scènes de sexe d’un point de vue masculin, allant de l’érotisme à la frontière du pornographique (les films de Jean Rollin comme La Vampire nue ou Le Frisson des vampires sortis en 1970 et 1971), ces histoires sont souvent narrées – donc encadrées – par une voix masculine. Au sein de ce corpus surnagent quelques films ambitieux comme l’espagnol La Mariée sanglante (Vicente Aranda, 1972), auquel Tarantino fait référence dans Kill Bill (2003) ou le mexicain Mary, Mary, Bloody Mary (Juan López Moctezuma, 1975).
En tant que spectatrice queer, peut-on prendre du plaisir en regardant ces films en 2024 ? On peut arguer qu’ils ont combattu le puritanisme de l’époque et mis au centre de leur récit des personnages féminins queer à la sexualité décomplexée. Andrea Weiss souligne l’attrait camp que peuvent représenter ces films bis. « Le film de vampires lesbiennes est assurément ironique. La vampire lesbienne est socialement incongrue ; elle n’est pas ce qu’elle semble être, et sa différence n’est pas détectée par son entourage, malgré des signes évidents. Cette incongruité peut être particulièrement appréciée par les lesbiennes, qui se trouvent souvent dans une situation sociale similaire. »
DES CLASSIQUES À DÉVORER
Le trope de la vampire lesbienne a aussi inspiré quelques chefs-d’œuvre. Dans Et mourir de plaisir (1960), Roger Vadim propose une nouvelle relecture du mythe de Carmilla, à base de triangle amoureux bisexuel et maudit. Le film est sublimé par la partition musicale de Jean Prodromidès et la photographie somptueuse de Claude Renoir. Les scènes d’intimité (un baiser effleuré entre Carmilla et Georgia) et de rêves métaphoriques (Georgia qui doit ouvrir une porte submergée par de l’eau…) se substituent à l’explicite. Les roses se fanent au ralenti et les tâches rouges s’agrandissent sur les robes blanches. La fin du film reste ambiguë : Millarca meurt, mais elle a transmis son vampirisme à Georgia.
Affiche d’Et mourir de plaisir de Roger Vadim
Deux autres films inoubliables s’achèvent sur une fin similaire, « suggérant que le lesbianisme est éternel, passant sans effort d’une femme à une autre », écrit Andrea Weiss. Il s’agit des Lèvres rouges (Harry Kümel, 1971) et des Prédateurs (Tony Scott, 1983), tous deux inspirés de la figure d’Elisabeth Bathory. Cette aristocrate ayant vécu au XVIe siècle a été accusée d’avoir tué des centaines de femmes vierges pour se baigner dans leur sang, dans le but de rester jeune. Les actrices Delphine Seyrig et Catherine Deneuve incarnent dans leurs films respectifs cette figure effrayante et fascinante, qui renverse les codes du film de vampire lesbien.
Dans Les Lèvres rouges, l’envoûtante Delphine Seyrig explique à Valérie, qui lui assure que son mari l’aime : « C’est pourquoi il veut faire de toi ce que chaque homme veut d’une femme. Une esclave, une chose, un objet de plaisir. » Si le personnage de la Comtesse est censé être effrayant, c’est Stefan, le mari possessif et violent de Valérie, qui se révèle le plus grand danger. Dans une scène subversive, Valérie et la Comtesse finissent par le tuer, avant de boire son sang.
Les Lèvres rouges de Harry Kümel
Avec son casting élégant (David Bowie, Catherine Deneuve et Susan Sarandon), son atmosphère années 1980 et sa lumière bleutée, Les Prédateurs restent un must indétrônable pour de nombreux·ses fans LGBTQ+. Même si elle ne fait pas l’unanimité, la scène de sexe lesbien entre Catherine Deneuve et Susan Sarandon fait partie des meilleures de l’histoire du cinéma, possiblement grâce à l’actrice américaine, elle-même bisexuelle.
Dans le documentaire The Celluloid Closet (Rob Epstein et Jeffrey Friedman, 1995), elle éclaire cette scène d’un jour nouveau : « Le script d’origine tendait vers une version playboy de leur rencontre. Il était beaucoup question de lingerie et de poses, il n’y avait pas de véritable scène. J’ai donc dit que ce qui était vraiment sexy pour moi, c’était le moment où les gens se touchent pour la première fois. J’ai imaginé cette petite scène où elle se renverse quelque chose sur elle […], ce qui les conduit à se toucher, puis à s’embrasser. Et on passe ensuite à tous ces trucs, comme les rideaux qui se gonflent sur leurs corps. »
Susan Sarandon s’est aussi battue pour que son personnage ne soit pas saoul, comme prévu dans le scénario. « Je ne pense pas que quiconque ait besoin d’être saoul pour coucher avec Catherine Deneuve ! Et c’était beaucoup plus intéressant si elle y allait de son plein gré », précise-t-elle. Époque des blousons en cuir et des cheveux courts pour les femmes oblige, le personnage incarné par Susan Sarandon évoque une esthétique butch, face à celle, plus fem, de Catherine Deneuve. C’est une représentation inédite dans le genre vampirique, où les personnages féminins possèdent des atours fem et passent pour hétérosexuels, histoire de satisfaire le public mâle visé.
REPRENDRE LE POUVOIR
Depuis les années 1990, la vampire saphique s’est libérée des réalisateurs libidineux des années 1970 pour venir peupler des thrillers d’action indolents (Rise Blood Hunter en 2007, We are the night en 2010), des comédies américaines grasses (Lesbian Vampire Killers en 2009) et autres nanars oubliables (La Secte, 2006). En rupture totale avec l’imagerie gothique des films du genre, il faut noter le très arty Nadja(1994) réalisé par Michael Almereyda, avec un caméo de David Lynch. L’histoire prend place dans le Brooklyn contemporain, où l’on suit les péripéties de Nadja (Elina Löwensohn), la fille de Dracula, dans un noir et blanc stylisé.
C’est du côté du petit écran que notre vampire saphique évolue dans les années 2000. Elle intervient dans la très queer Buffy (1997-2003) : en saison 3, Willow fait face à son double vampirique, qui lui fait prendre conscience de son homosexualité, avec la fameuse réplique, « I think I’m kind of gay » (« Je crois que je suis un peu gay »). Elle prend surtout son envol dans True Blood (2008-2014). La série d’Alan Ball suit les aventures sexy de diverses créatures magiques dans la ville de Bon Temps, en Louisiane.
Parmi elles, des vampires queer comme Anne-Sophie (Evan Rachel Wood) et la très blasée Pam (Kristin Bauer), à la répartie de feu, qui va entretenir une relation avec Tara. Incarnée par Rutina Wesley, cette dernière est un des rares exemples de vampire saphique racisée dans la pop culture où cet archétype, à l’image de tout le genre vampirique, manque terriblement de diversité.
En 2015, la saison 5 d’American Horror Story, série développée par Ryan Murphy, offre à Lady Gaga une variation autour de la Comtesse Bathory, toujours aussi fatale et bisexuelle. Manipulatrice, vulnérable, séductrice enchaînant les looks dignes d’une Fashion week, elle marque les esprits et obtient un Golden Globe pour sa performance.
Parmi ses amours, la Comtesse entretient une relation passionnée avec la flamboyante Ramona Royale (Angela Bassett), nouvelle représentation de vampire queer racisée. Dans une scène aussi sexy que camp, la Comtesse dit à Ramona : « Kill me, but screw me first » (« Tue-moi, mais baise-moi avant »).
VAMPIRES LESBIENNES RECHERCHENT CHEF D’ŒUVRE CONTEMPORAIN
De récentes adaptations du mythe de Carmilla ont en commun d’avoir été co-créées ou réalisées par des femmes, quasiment jamais aux manettes de ce genre de films. Elles proposent des narrations et des mises en scène nouvelles, qui s’éloignent du male gaze des années 70. En 2014, Jordan Hall, Steph Ouaknine et Jay Bennett créent la web-série canadienne, Carmilla, The Series, dans laquelle on suit les vlogs de Laura, une aspirante journaliste qui nous raconte l’arrivée de sa mystérieuse nouvelle coloc, Carmilla.
Le ton est comique et le style, dans l’air du temps. En 2019, Emily Harris réalise Carmilla, une adaptation fidèle à l’œuvre de Sheridan Le Fanu. Le film se distingue par son atmosphère inquiétante et une volonté de donner au personnage de Laura une véritable agentivité.
En 2019, le film Bit, réalisé par Brad Michael Elmore se lance dans une relecture féministe du genre. Il nous raconte les aventures de Laurel (Nicole Maines), une adolescente trans dont le chemin va croiser celui d’un groupe de vampires lesbiennes et queer qui s’en prennent aux mecs agresseurs. Elles ont pour règle suprême de ne jamais transformer un homme en vampire, car ils « ne savent pas gérer leur pouvoir ».
Avec ses justicières féministes post Me Too, le film s’inscrit dans la lignée de Promising Young Woman (2020). Autrefois caractérisées uniquement par leur pouvoir sexuel, les vampires saphiques reprennent leur liberté dans Bit. En dépit de ses qualités et de son message empouvoirant, le film manque de rythme, hésite entre les genres et reste artistiquement pauvre.
En 2022, First Kill débarque sur Netflix. Créée V. E. Schwab, ce teen drama fantastique renverse le trope des amants hétéro impossibles, usé jusqu’à la corde (Buffy, True Blood, Twilight, Vampire Diaries…). On suit le coup de foudre entre Cal, une vampire, et Juliette, une adolescente destinée à devenir une chasseuse de vampires. Trop soap et peu inspiré, First Kill n’a pas été à la hauteur des attentes suscitées.
Ces dernières années, on constate une résurgence de la figure de la vampire queer, mais on attend un véritable concurrent aux Prédateurs. Archétype en reconstruction, la vampire saphique cherche encore sa place dans un imaginaire où elle a été façonnée par le male gaze. Elle a l’éternité pour nous surprendre.
(1) Mis en place par la Motion Pictures Producers and Distributors Association (MPPDA) et appliqué de 1934 à 1966, le Code Hays impose une censure stricte à Hollywood. Il promeut les « valeurs morales », les « lois naturelles et humaines », et interdit la représentation de toute nudité ou l’évocation de l’homosexualité dans les films.
(2) Laura Mulvey a constaté que les films produits par Hollywood ont tendance à sexualiser leurs personnages féminins, afin de satisfaire le plaisir de scopophilie de l’homme hétérosexuel. La caméra morcelle les corps féminins, souvent dévêtus, tandis que le protagoniste masculin du récit est souvent placé dans une position de voyeur, en connivence avec le public.
Image de couverture : First Kill