« Il ne restait qu’une chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que dureraient la fièvre et le délire des autres. » Cette phrase, extraite du Monde d’hier, l’autobiographie de Stefan Zweig, décrit le climat politico-social de l’année 1914 en Europe, quand le nationalisme exacerbé a fait basculer les nations dans le premier conflit mondial.
Elle est écrite entre 1934 et 1942, alors que le continent glisse vers une guerre attisée par l’extrême droite. Et elle sert de point de départ à la nouvelle série d’Eric Benzekri, co-créateur de la déjà très politique Baron noir. Dans La Fièvre, les deux lectrices de Stefan Zweig qui le citent à l’envi sont Sam et Marie. La première est une communicante, la seconde l’a été avant de dévier vers le stand-up populiste de droite, quelque part entre Gaspard Proust et Cyril Hanouna.
Toutes deux ont été amies avant que leurs opinions divergentes les séparent. Elles se retrouvent face à face lorsqu’un joueur de foot noir traite son entraîneur de « toubab » (« blanc », en wolof) et que les réseaux sociaux et les chaînes d’info s’enflamment, menaçant d’entraîner toute la France dans le brasier.
PETIT ÉCRAN · « De Grâce » de Vincent Maël Cardona, tragédie portuaire
La Fièvre aurait pu tomber dans le piège du moralisme didactique, alors que s’enchaînent les démonstrations des spécialistes de la sociologie politique. Elle l’évite grâce à ses personnages d’une grande complexité, donc d’une grande justesse, et à son ambition assumée de poser des mots et des concepts sur les déchirures de la société.
Eric Benzekri, ancien militant socialiste, a le don de saisir ce que Stefan Zweig aurait appelé le zeitgeist, l’air du temps, et de pousser le curseur à peine plus loin pour laisser entrevoir un futur inconfortable. À moins que ce ne soit déjà, entre débats ineptes en boucle et victoire du spectacle sur les idées, notre présent.