Erwan Le Duc et Charly Delwart : « La politique est faite par des humains faillibles, dont on attend qu’ils soient infaillibles »

Propulsée à la tête du ministère des Affaires étrangères, une directrice d’ONG (Léa Drucker) affronte les impasses du langage diplomatique et pilote une prise d’otages au Sahel. C’est le pitch satirique, mais jamais démago, de « Sous contrôle », scénarisée par l’écrivain belge Charly Delwart, et mise en scène par le cinéaste Erwan Le Duc (Perdrix, La Fille de son père). Une série – diffusée sur Arte à partir du 28 septembre – dont la recette irrévérencieuse nous a donné envie de rencontrer ses auteurs.


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Qu’est-ce qui vous fascine dans la politique, au point d’y consacrer une série comique ?  

Charly Delwart : C’est un métier de l’impossible. On y arbitre des situations qui ont une conséquence directe sur les gens, il faut jongler en permanence entre les dossiers. C’est cette complexité et ces coulisses fascinantes que je voulais porter à l’écran : qu’est-ce qui préside à une décision, quelle est la part humaine là-dedans ? Faire comprendre que la politique est faite par des humains faillibles, dont on attend qu’ils soient infaillibles. C’est un matériau infini qui n’a pas tellement été investigué dans la fiction ou la satire française, contrairement à ce qui se fait dans la culture anglo-saxonne. Ce qui est étrange, car en France on a une tradition d’humour politique sous plein de formes : billets, chroniques, chansonniers…   

En parallèle, la politique m’intéresse pour une raison plus personnelle : c’est un peu le spectre opposé de ce que je fais. Je suis toute la journée derrière un bureau, sans rapport direct avec la vie des gens. La France est un endroit où la chose politique est omniprésente.   

Erwan Le Duc : En France, la culture de la discussion politique nous accompagne tous, depuis tout petits. Dans nos existences, il y a toujours un moment où on s’est posé la question : pour ou contre ? s’engager ou pas ? Le rapport à la politique se joue dans une forme d’intimité.   

PETIT ÉCRAN · « Sous contrôle » : les coulisses de la diplomatie

Erwan, avant d’être journaliste, vous avez travaillé au ministère des affaires étrangères et de la culture : qu’est-ce que vous y avez vu qui vous a inspiré pour cette série ?  

E. L. D : J’ai fait des études de sciences politiques, c’est assez proche. Quand j’ai lu le scénario de Charly, j’ai vraiment eu l’impression de retrouver des choses que j’avais vécu : les réunions, les couloirs et les gens affairés dont on ne comprend jamais vraiment ce qu’ils font. J’ai puisé dans ce terreau pour mêler la grande histoire, les grandes décisions – ces choses sérieuses pour lesquelles on a de la révérence -, et derrière, montrer à quel point le sérieux est fait de petites choses faillibles. Le grand écart est fascinant. 

Vous auriez pu choisir un plot de départ plus lisse, consensuel, pour explorer les coulisses d’un ministère. Pourquoi s’être arrêté sur une prise d’otage, sujet plus délicat ?   

C. D : On a toujours une image de la prise d’otage comme celle de Villacoublay, parfaite, émotionnelle, forte [en 2019, deux touristes français retenus en otage entre le Bénin et le Burkina Faso sont libérés après huit jours de captivité, et accueillis par Emmanuel Macron à la base aérienne de Villacoublay, ndlr]. Il fallait donc aller au-delà de cette imagerie commune, explorer les débordements, les absurdités. En plus, notre personnage doit traiter avec des terroristes, qui ont une autre gestion du temps, d’une prise d’otage, qui utilisent le délai comme un levier. Il fallait montrer ces différentes couches. C’est une sorte de vision paroxystique de la politique – c’est pour cela que ça devait arriver le premier jour de son mandat.  

Quelle place a occupé, en amont, le travail de documentation sur le sujet ?   

C. D : Le point de départ, c’est un article du Monde sur la prise d’otage d’Areva au Niger en 2010, qui mettait en lumière plusieurs couacs : d’abord, deux filières mises en place sous Sarkozy, qui perturbaient les négociations [la mise en concurrence de deux équipes de négociateurs, l’une issue de la DGSE, l’autre du ministère de la Défense, a ralenti la libération des otages, ndlr], et la passation de la présidence Sarkozy à celle de François Hollande. En effet, Hollande avait décidé que la France ne payerait pas plus pour la libération des otages – une politique internationale qui montre qu’on n’a pas envie que tout ressortissant devienne un trésor de guerre terroriste. Or, une prise d’otages, soit ça se résout très vite, soit ça s’éternise. La captivité, la négociation : tout cela induisait déjà un nombre de dysfonctionnements et de complications qui formaient un excellent terreau de comédie.   

Quelles références de fiction aviez-vous en tête ?   

C. D :  Des séries comme In the LoopVeep… Mais aussi We Are Four Lions de Chris Morris, qui a pour point de départ cette idée hyper casse gueule : des terroristes bras cassés perpétuent un attentat à Londres. Avec cette référence en tête, on a déployé l’idée d’une double comédie de bureau, où on mettrait des politiques et des terroristes à une même table.   

E. L. D : J’ai passé une partie de mon enfance en Angleterre, et ils ont des choses intéressantes. Je pense à The New Statesman une série des années 1980 sur la BBC, qui allait très loin dans la description d’un député. Assez dingo dans la manière dont ça s’emparait de la politique, avec une folie furieuse permanente.  

C. D : La Vie de Brian des Monty Python aussi. Parce qu’il se moque beaucoup de la religion. Et traiter la religion, c’est une forme de comédie politique. 

E. L. D : Oui, pour les Monty Python et leur mélange de dérision et de premier degré, de déconnade faite très sérieusement. Il y a une subtilité chez eux, là où en France, on tombe plus dans la moquerie ou la vanne.  

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La série a un ton irrévérencieux. Vous n’aviez pas peur que la série soit jugée de mauvais goût ?   

E. L. D : C’est vrai que l’idée est risquée, transgressive.   

C. D : On a tout de suite posé les lignes avec Arte [qui produit et diffuse la série, ndlr], en expliquant qu’on ne ferait pas un objet populiste. La série ne tape pas sur les politiques, mais montre leur côté faillible. On embrasse la satire. Et on rit des ravisseurs, non des otages.   

E. L. D : La singularité de la série est de s’attaquer frontalement à ça, de ne pas refuser l’obstacle, d’y aller franchement. Derrière, tout l’enjeu est de trouver l’équilibre dans des détails. La première séquence donne ce ton : on est à la fois dans la terreur de ce que vivent les otages, et dans l’absurdité des ravisseurs qui n’arrivent pas à joindre l’ambassade.   

C. D : Dans le jeu des comédiens, cela nécessitait une grande sincérité, un premier degré. Il fallait coller au texte, sans mettre de distance, pour faire exister les personnages. C’est au spectateur de mettre cette distance.  

Léa Drucker a quelque chose des personnages de screwball comedy. Le burlesque est un genre que vous revendiquez ?   

C. D : Oui, la référence n’était pas évidente, mais présente dès l’écriture. Un côté frères Farelly, mais naturaliste. On ne sait pas où ça part, où ça va, c’est immédiat et présent, ça génère de l’action, mais il faut aussi que ce soit enlevé, que ça emporte.   

E. L. D : Même dans l’énergie, la vitesse du débit, il y a quelque chose de la screwball comedy. Le personnage de Marie parle beaucoup, et Léa Drucker a tout de suite pris ce pli, comme les personnages joués par Katharine Hepburn dans les comédies des années 1930 et 1940. Quand Howard Hawks était content d’une prise, il disait toujours : « La même, mais deux fois plus vite. » 

Léa Drucker : « Le temps a été de mon côté. Si j’avais été dans l’impatience, ça n’aurait pas marché »

En même temps, Léa Drucker n’est pas une actrice qu’on associe forcément à la comédie.  

E. L. D : Oui, il y avait un contre-emploi. Léa s’est récemment révélée dans un registre dramatique, mais elle a aussi tourné plusieurs comédies à un autre moment de sa carrière, et je l’avais vue sur scène dans une pièce d’Edouard Baer où elle avait un grand sens du comique et de l’improvisation. Léa apporte une empathie immédiate, nécessaire pour avoir envie de la suivre dans ce récit. Cette empathie permettait au texte d’être le plus tranchant possible, car le personnage amortissait les choses par cette humanité. Avec un tel personnage, tout peut être plus saillant autour.  

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On a aussi le sentiment que c’est l’énergie anarchique de Léa Drucker qui dicte la mise en scène. Comment avez-vous dirigé vos acteurs pour aller dans ce sens ?  

E. L. D : L’enjeu était de se mettre dans ses pas, d’épouser son rythme. Jouer du contraste, le pousser à son paroxysme. Parfois au contraire, avoir des temps morts. Par exemple, Marie Tessier a beaucoup de dialogues, mais le personnage de son directeur de cabinet, joué par Samir Guesmi, apporte un contre point flegmatique. Il a peu de texte, mais est important dans ses réactions : il fallait filmer son visage, faire des gros plans sur lui, faire vivre son commentaire sur les choses.   

Comment avez-vous travaillé pour rythmer, rendre palpitante une parole diplomatique opaque, des intrigues géopolitiques a priori peu intéressantes ou obscures ?  

E. L. D : Je cherchais sans cesse la rupture, le non-équilibre, avec des mouvements de caméra, des plans fixes portés à l’épaule, des cadrages improbables, des angles non intuitifs. J’ai adoré ce que Steven Soderbergh avait fait dans la série The Knick, sur les débuts de la chirurgie à New-York, au début du XXe siècle. Cette façon libératrice et jouissive dont il ose tout : il met sa caméra n’importe où, se permet des trucs un peu moches parce qu’ils font sens. Si une scène est tenue, et qu’au milieu, il y a un plan qui n’est pas tenu, ce plan-là va être important car il réveille l’œil du spectateur. Même dans l’urgence d’un tournage de série, je recherchais cette idée surprenante.  

Pour Sous contrôle, je voulais amener une direction artistique différente, plus proche de ce qu’on peut trouver au cinéma, amener un grain, des couleurs, une ampleur. Le rythme de la série fait que ce n’est pas simple, mais dans les derniers épisodes, il y a vraiment cette ambition d’images fortes. Je voulais par exemple filmer le conseil des ministres comme Robert Altman filme les scènes de saloon dans John McCabe, avec différents points de vue, des mouvements de caméra complexes, un souffle. Même si on n’a pas forcément eu le temps, ni les moyens, ni le talent de le faire. Je trouvais intéressant de me projeter dans des films autres que politiques – l’inverse m’aurait sans doute inhibé.   

Dans les dialogues, vous vous amusez à montrer comment, en politique, la communication a supplanté le fond. Vous êtes amateurs de cette rhétorique ?   

C. D : J’aime surtout les porte-paroles. Dès qu’il faut essayer de faire tenir la réalité dans un discours – mais que la réalité change derrière, et qu’il faut trouver une autre manière de le dire, sans entrer en contradiction avec ce qu’on a dit avant. Cette gymnastique des mots est passionnante. Je suis consommateur de ce spectacle qu’est la rhétorique politique, mais au même titre que du stand up, ou tout traitement qui montre à quel point le regard ou les mots peuvent infléchir la réalité, en la nommant différemment. Comme quand Manuel Valls avait décidé de ne plus nommer l’Etat islamique pour lui donner moins de pouvoir – c’est sa petite arme à lui qu’il a trouvée pour combattre quelque chose. En même temps, ça n’a pas une énorme incidence.   

E. L. D. : Moi, je n’écoute pas tellement la radio. J’ai plus de mal à m’intéresser à ce type de communication sans que ça m’énerve trop. J’y vois beaucoup de fabrication, de ficelles, de cynisme. J’ai du mal à le prendre comme un objet distancié, il y a plus d’affect, je m’en empare moins comme d’une matière. J’étais content que Charly le fasse.  

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La série pose la question de savoir si les convictions résistent à l’exercice du pouvoir. Qu’en pensez-vous ?  

C. D : Marie Tessier [la ministre des Affaires étrangères jouée par Léa Drucker, ndlr] perd pied au milieu de la série. Pendant deux épisodes, elle a du mal à être ministre, pendant les deux autres, elle a du mal à être vertueuse. Mais dans le dernier épisode, on ne sait pas comment elle résout concrètement ce dilemme. J’aime beaucoup la théorie du point aveugle de Javier Cercas [qui explique qu’écrire un roman consiste à plonger dans une énigme pour la rendre insoluble, ndlr], comme celle de Milan Kundera qui dit qu’un roman pose des questions plus qu’il n’y répond. La série s’ouvre sur cet indéterminisme : est-ce que Marie Tessier est une bonne ministre, est-ce que tout le chaos de la série tient à la prise d’otage ou à son exercice du pouvoir ?  

E. L. D : « Je ne juge pas, je récapitule », répète Marie Tessier puis Harold Drassin [son directeur de cabinet joué par Samir Guesmi, ndlr]. La série fait la même chose, elle ne juge pas ses personnages.   

Albert Serra, auteur d’un autre grand film politique récent, Pacifiction, nous a dit en interview : « Si tu fais un documentaire pour nous montrer en quoi les méchants sont les méchants, et pourquoi les innocents sont les innocents, il n’y a plus d’amusement, plus d’intérêt, plus d’inattendu. Le côté crépusculaire du pouvoir, ça donne envie d’avoir des images. » Qu’est-ce que ça vous inspire ?  

Erwan : Les deux projets sont diamétralement opposés. Mais leur lien, c’est qu’ils portent sur l’humain, au moins autant que sur la fonction. Sous contrôle parle d’abord d’une femme, d’un tempérament, d’un rapport au monde. Dans Pacifiction, le haut-commissaire joué par Benoît Magimel a un rapport au monde auquel se greffe une fonction, ce qui créé un décalage. Avec Marie Tissier, c’est pareil : entre ce qu’elle et la fonction qu’elle tente d’incarner, il y a une friction. Pacifiction m’a interpellé par sa mise en scène, la façon dont Albert Serra fabrique des images qui s’imposent, au point que la forme devienne presque aussi signifiante que le récit lui-même.

Sous contrôle, 6 épisodes, disponibles sur arte.tv