QUEER GAZE ⸱ Christophe Honoré : « Je voudrais que la Queer Palm reste une Palme, un grand film de cinéma. »

Tout juste sorti du succès de la reprise de son magnifique spectacle Les Idoles, on a cueilli le cinéaste, metteur en scène et écrivain (« Les Chansons d’amour », « Plaire, aimer et courir vite », « Marcello Mio »…), président du jury de la Queer Palm 2025. Avec lui, on discute des premières images qui ont percuté son petit cœur queer, mais aussi du désir gay au cinéma, ou de l’importance de remettre un tel prix au Festival de Cannes aujourd’hui.


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Christophe Honoré (c) Marie Rouge

Queer Gaze est  la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.

Quelles sont les premières images queer qui ont fait bouger quelque chose chez vous ? 

J’étais en vacances chez mes grands-parents paternels, je devais être en sixième. C’était un samedi. Je me souviens de leur avoir imposé de regarder Les Damnés de Visconti [1969, ndlr]. Pendant la longue scène de la Nuit des longs couteaux, mon grand-père a regardé ma grand-mère avec un air de dire « ça ne va pas être possible » avant de partir se coucher. Et moi, j’ai insisté : « Non, non, je dois le regarder, c’est important pour l’école », ce genre de petite ruse à deux balles. Ça m’avait bouleversé. Pas d’un point de vue cinématographique, mais plutôt érotique.

Je me souviens aussi d’Albator, de son romantisme. À l’époque, je n’avais aucune idée de ce qu’était un individu homosexuel ou hétérosexuel. Je luttais contre des moqueries de mon grand frère, qui trouvais que je n’étais jamais assez garçon, parce que je n’aimais pas le sport… Je me souviens aussi d’un disque du groupe américain Imagination, « Just an illusion », où ils étaient habillés dans des tenues un peu transparentes. Ça m’avait fait beaucoup d’effet. 

Just an Illusion
Pochette d’album d’Imagination

En cinquième, j’ai commencé à avoir un vrai intérêt pour le cinéma : on écrivait des critiques dans le petit journal de mon collège. Pendant longtemps, je n’ai pas pensé que le cinéma pouvait être le lieu où je pourrais rencontrer des images qui m’exciteraient, qui contiendraient du trouble. 

C’est venu après le lycée, au moment de la découverte des films queer. J’allais au cinéma non seulement pour découvrir des œuvres, mais aussi pour qu’on me raconte des histoires avec des personnages homosexuels. Et – il ne faut pas le nier – pour voir des corps, des garçons, pour avoir un rapport au désir. C’est venu avec une rétrospective Pasolini, la Trilogie de la vie [Le Décaméron (1971), Les Contes de Canterbury (1972), Les Mille et une nuits (1974), des films célébrant la nudité, contre la morale de la bourgeoisie italienne de l’époque, nldr]. Je l’ai découverte au TNB [Théâtre national de Bretagne, ndlr], quand j’étais étudiant à Rennes. Je n’en revenais pas de la force érotique de ces films.

Les contes de Canterbury
Les Contes de Canterbury de Pier Paolo Pasolini (1972)

Je me rappelle aussi que, venu voir des copains à Paris, je suis allé à au cinéma l’Entrepôt, il y avait une nuit du cinéma gay. Pour moi, c’était un vrai enjeu d’y aller. Il y avait bien sûr une dimension de cinéphilie, mais très honnêtement, c’était aussi un lieu de drague. J’ai passé une nuit assez dingue. Ça ressemblait plus à un bordel qu’à une salle de cinéma. J’ai découvert le film de James Bigdood, Pink Narcissus [1971, ndlr] et Omelette [1993, ndlr] de Rémi Lange. Et vraiment, ça baisait partout dans la salle.  

Dans votre livre Ton Père (Mercure de France), publié en 2017, vous racontiez que vous ne saviez pas trop comment vous situer par rapport au mot « queer. » Et maintenant ? 

Je racontais qu’on m’avait invité dans une université américaine, avec des profs pédés qui n’arrêtaient pas de me dire : « Mais tu es tellement queer. » Et moi, je leur répondais « Non, je suis un queer lamentable », car j’ai toujours eu du mal à me projeter comme représentant d’un mouvement. Il y des thématiques LGBTQI+ dans mes films. Mais je n’y voyais pas forcément cette idée d’hybridation – ces formes échappant à la norme, en résistance, portées par le queer. En même temps, certains de mes films peuvent aller vers ça … 

Avec mon livre Ton Père, le spectacle Les Idoles, et le film Plaire aimer et courir vite [tous sortis en 2017 ou 2018, ndlr] j’avais l’idée de faire un autoportrait en artiste homosexuel – qui a commencé dans les années 1990, marquées par le sida. Donc oui, je suis un cinéaste queer – de ma génération. Mais je ne suis pas Alexis Langlois qui arrive après, ou Chéreau ou Demy qui sont d’avant. Pour ces questions de représentation des minorités, on dépend de notre époque, du regard que la société porte sur celles-ci à ce moment-là. 

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Les Idoles
Paul Kircher dans Les Idoles © Jean-Louis Fernandez

Il y a d’un côté le cinéma LGBTQI+ qui serait plus tourné vers un désir d’assimilation, d’acceptabilité, et de l’autre le cinéma queer qui tendrait plus vers la subversion. Et vous ? 

Est-ce que je ne serais pas plus proche de James Ivory [réalisateur britannique de Maurice, que Christophe Honoré identifie plutôt au cinéma LGBTQI+, ndlr] que de Kenneth Anger [réalisateur de Fireworks, qu’il lie plutôt au cinéma queer, ndlr] ? Ce n’est pas une question qui me réveille la nuit, mais quand on a fait un certain nombre de films, on s’interroge. Je crois qu’au final, je suis encore assez dans la marge. Mais, pour le coup, je respecte beaucoup des cinéastes comme Ivory qui ont réussi à s’imposer au cœur du système. Pareil, Call Me By Your Name [2017, ndlr] de Luca Guadagnino, ce n’est pas rien, c’est fort. Mais au moment où il filme la scène de sexe, pour moi il n’a pas le droit de faire ce panoramique qui s’en détourne pour aller vers la fenêtre. En tant que cinéaste homosexuel de cette génération, la même que moi, c’est une faute grave qu’il fait.

Timothee Chalamet
Timothée Chalamet dans Call Me By Your Name de Luca Guadagnino © Sony Pictures

Qu’est-ce qui vous interroge sur la représentation des sexualités queer au cinéma aujourd’hui ? 

Je trouve que la dénonciation du patriarcat, l’arrivée de MeToo, la mise en lumière des abus dans le cinéma – qui sont de très bonnes nouvelles – deviennent un vrai enjeu pour nous, cinéastes queer. Comment intégrer ces évolutions profondément sans, pour autant, verser dans une imagerie un peu bourgeoise, un peu Netflix, de la sexualité ? Je trouve qu’Anora [Palme d’or 2024, ndlr] de Sean Baker est très intelligent là-dessus. C’est un cinéaste très sensible aux enjeux du travail du sexe, et pour autant il ne tombe pas dans le « On n’a pas besoin de le montrer. » C’est aussi pour ça que j’ai détesté Moonlight [2016, ndlr] de Barry Jenkins. Ce n’est pas possible de filmer deux garçons sur une plage avec leurs mains qui se touchent. Le désir, ce n’est pas ça. C’est lié à la transgression – de la virilité, de ce que la société attend. En tant que cinéaste pédé, ou lesbienne, ou trans, à partir du moment où on tergiverse, où on devient non pas hypocrite, mais mesquin sur nos désirs, ça me pose un vrai problème.

Votre idole Jacques Demy n’était pas out publiquement, et on n’a su qu’il était atteint du sida que des années après sa mort. Malgré ce silence, il reste pour vous un cinéaste queer.

Ses films ne font que raconter un désir fou, un désir d’hommes. Et ce désir, cette tension, c’est une interrogation permanente sur ce que c’est, qu’être un homme, sur ce que c’est, la virilité. Pourquoi, à un moment, il doit repeindre tout Rochefort ou Cherbourg ? Pour essayer de rendre ce monde vivable pour lui. Et moi, ce que je vois là-dedans, c’est une violence absolue. Le grand cinéaste pédé des années 1960, c’est lui. Le grand cinéaste queer aussi. Car il est vraiment dans la métamorphose, dans l’hybridation, dans un travail de formes. Mais on ne peut pas lui demander à lui ce qu’on peut exiger des cinéastes d’aujourd’hui.

ARTE soiree Jacques Demy le 19 decembre dans le cadre dun cycle de 10 films
Jacques Demy par Agnès Varda © 1966 Ciné-Tamaris

Vous avez eu des blocages concrets par rapport au contenu queer de vos films ? 

Sur Plaire, aimer et courir vite, Vincent Bolloré siégeait au comité de validation des films de Canal +. Il y avait deux films proposés, dont le mien, et En guerre de Stéphane Brizé, sur un syndicaliste. Vincent Bolloré avait dit : « Pas de pédé, pas de syndicaliste. » Résultat : les deux films ont été éjectés du financement principal de Canal + [sollicité pour éventuellement réagir à ces propos, Vincent Bolloré ne s’est pas manifesté, ndlr.]. Finalement, on a réussi à avoir une aide qui ne passait pas par ce comité – mais plus petite, plus marginale. Il faut le dire : proposer des histoires avec des personnages LGBTQI+ reste toujours un problème. 

On essaie de nous faire croire que les choses changent, que c’est devenu tendance… Et on entend le même genre de discours sur les discriminations raciales : « Maintenant, il faut toujours qu’il y ait le pédé de service, le Noir de service… » Mais c’est faux. Dès que tu proposes quelque chose qui sort de la norme, ça fragilise immédiatement la mise en production du film. Il y a une difficulté, dans le cinéma d’auteur en général. Et elle n’est pas propre qu’aux cinéastes LGBTQI+. Mais dans le cas des cinéastes LGBTQI+, une autre vient s’ajouter : on leur fait le procès de s’intéresser à des choses qui, soi-disant, n’intéressent pas la majorité de la population.

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D’où l’importance d’un prix comme la Queer Palm à un moment où les forces réactionnaires sont particulièrement vives ?

On n’est pas dans une période apaisée. Quand on observe la transphobie d’État aux États-Unis… Les discours qu’on entend aujourd’hui concernant les personnes trans, ce sont exactement les mêmes arguments qu’on balançait contre l’homosexualité il y a trente ans. Du genre : « Ils sont trop jeunes pour savoir », « ça va leur passer », « c’est un effet de mode. » Tous ces discours idiots que tout jeune pédé a entendus, vers 13-14 ans, quand il a commencé à oser dire : « Je crois que je suis pédé » et qu’on lui répondait « tu ne sais pas ce que tu désires », « tu es influencé. » Ce qui est inquiétant, c’est ça glisse ici, en France. On le voit, il y a des relais. Heureusement, je sais que dans certaines institutions, chaînes ou productions, les décisions sont prises par des gens qui défendent des sociétés qui échappent à cette folie. 

Quel président de la Queer Palm serez-vous ? 

Je voudrais que la Queer Palm reste une Palme. Il faut que ce soit un grand film de cinéma. Ça ne me suffit pas qu’un film soit simplement pertinent ou touchant sur les questions LGBTQI+. Ce prix aura d’autant plus de force si elle récompense un film important. J’ai trouvé ça super par exemple quand John Cameron Mitchell a récompensé Innocence de Hirokazu Kore-eda en 2023. Ce n’est pas un cinéaste queer, pas un film militant, mais il a une force incroyable, une mise en scène puissante, et avec subtilité, tension, il touche à des choses très complexes en filmant des enfants avec un désir homosexuel. Ce sujet-là, ce n’est quand même pas rien. Carol de Todd Haynes [2015, ndlr], c’est aussi une super Queer Palm, qui est d’ailleurs devenu un classique. 

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Carol de Todd Haynes © Wilson Webb / DCM

À l’occasion d’une rétrospective de vos films, vous aviez eu à cœur de visibiliser de jeunes cinéastes queer : Léolo Victor-Pujebet, Mathieu Morel, Naïla Guiguet, Harilay Rabenjamina… Ce sera aussi votre geste quand vous remettrez la Queer Palm du court métrage. C’est important pour vous ? 

Cette programmation Plus jeunes et plus beaux au Silencio que j’avais confiée aux cinéastes Léolo Victor-Pujebet et Mathieu Morel [en 2021, ndlr], c’était une manière d’admettre que toute génération ringardise la précédente. Elle la pousse à se remettre en question, elle l’interroge. C’est une vraie discipline de ne pas se sentir outragé par ça, de ne pas avoir le réflexe de se dire : « Ah, ils veulent se construire contre moi. » Moi aussi, je me suis construit contre André Téchiné, contre Patrice Chéreau… Ce que j’admire chez ces nouveaux cinéastes, c’est leur rapport à l’hybridation. Ce que fait Mathieu Morel, par exemple, qui va chercher des images d’archives, puiser dans la pop culture, en transformant tout ça. Ou Léolo qui avec The Day I’ve Been Fucked in Front of The Entire World se réappropriait le regard pornographique porté sur lui.

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Anapidae de Mathieu Morel

Forcément, ce que je vois d’eux m’influence, peut-être pas directement sur des formes ou des sujets, mais sur le fait de ne pas m’enfermer dans des dogmes cinématographiques. J’ai un rapport parfois un peu paternaliste avec eux, je leur dis de résister à cette tentation de rester trop dans la marge. Parce qu’à un moment, ce qui est intéressant, c’est d’être au cœur du cinéma. J’aimerais voir ce que sont leurs premiers longs métrages. Très honnêtement, ça m’intéresserait beaucoup plus que les trois quarts des premiers films produits en France aujourd’hui. Mais je pense qu’ils ont peur. Et c’est compréhensible : le cinéma français d’auteur est une industrie. Ce n’est pas comme le théâtre où la question du projet, de l’intérêt artistique, existe encore. Au cinéma, ce qui domine, c’est la question de la rentabilité. 

Pour vous, quel est le rôle de la Queer Palm dans ce contexte ? 

À partir du moment où tu es labellisé « cinéaste queer », tu descends en considération auprès des instances académiques du cinéma. Ça ne veut pas dire qu’il y a une opposition frontale, qu’il y a de l’hostilité. Mais c’est une forme de déconsidération tranquille. Moi, je n’ai jamais été embarrassé avec ça. Peut-être parce que je viens de la littérature. Dans ce champ-là, le fait d’être out, ça a été très vite important pour moi. Quand j’écrivais pour la littérature jeunesse, par exemple, je trouvais ça essentiel de me présenter comme un écrivain homosexuel qui écrit pour la jeunesse. C’était un acte militant, de dire : « Vous pouvez confier vos enfants à mes livres. Ils n’ont rien à craindre d’un narrateur homosexuel. »

Je me souviens d’un commentaire, au Masque et la Plume, sur mon film Ma mère. Un critique avait dit que ma caméra était guidée par mon sexe quand je filmais Louis Garrel. C’est une obsession de réduire un cinéaste homosexuel à son désir. De sous-entendre que son travail est biaisé, que son regard n’est pas légitime. Et ça se ressent ailleurs : par exemple la position de la Queer Palm par rapport au Festival de Cannes – elle n’est pas intégrée à la cérémonie officielle. Je pense que ça peut être une force, donner une liberté : la Queer Palm peut assumer cette position en dehors du système. Mais quand on voit son ancrage depuis quinze ans, le sérieux des jurys, on peut se demander : pourquoi ne serait-elle pas reconnue officiellement ?

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