
Quel est l’objectif de votre nouveau livre ?
J’ai enrichi le texte à partir d’une conférence que j’avais donnée sur les photographes lesbiennes à la BPI du Centre Pompidou, en 2024. L’objectif est double. Je voulais déjà parler de ce qui nous invisibilise en tant que photographes – et plus généralement artistes – lesbiennes, qui produisons des représentations. Je voulais aussi que le titre d’un livre grand public comporte enfin le mot « lesbienne » : comme nombre de femmes, j’ai longtemps rejeté ce mot, qui a été abîmé par le porno, etc., et je désirais que l’on se réapproprie ce terme qui nous définit. Dès lors que ce mot est venu dans ma bouche, au moment des manifs contre le mariage pour toutes et tous, j’ai su que plus rien ne serait jamais pareil et que j’avais désormais un engagement politique.
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Vous avez cofondé en 2018 le collectif La Part des femmes, qui alerte sur l’invisibilisation des femmes dans le monde de la photo. Depuis sept ans, la situation s’est-elle améliorée ? Qu’en est-il des photographes lesbiennes ?
S’agissant des femmes en général, cela a beaucoup changé. Quand j’ai commencé à alerter sur la question en 2014 – je l’ai fait pendant un an en me faisant passer pour un homme nommé Vincent David, et j’ai à ce moment-là compris la fabrique de l’illégitimité : tout le monde le trouvait intelligent et mesuré, le respectait -, nous étions à environ 15% de représentation des femmes photographes. Désormais, que ce soit dans les festivals, les grands prix, etc., la parité est atteinte. Cela a donc énormément évolué, même si cette avancée reste fragile, à l’image de toutes celles obtenues par les femmes.
Concernant les lesbiennes, la situation est plus compliquée. Se dire lesbienne n’est pas un avantage, et je connais nombre de photographes lesbiennes qui ne le disent pas et qui s’invisibilisent elles-mêmes. Ce n’est pas un reproche : nous faisons déjà un métier précaire, une telle réaction se comprend. Cela étant dit, il est aujourd’hui essentiel que les institutions et collections privées entament un travail de queerisation des archives, qu’elles les repensent en prenant en compte cette question-là et en analysant l’impact que cela a eu sur le travail de ces artistes. Par exemple, la découverte des oeuvres de la Sud-Africaine Zanele Muholi m’a épaulée ; de même, quand j’ai compris que la photographe américaine Berenice Abbott [1898-1991, ndlr] était lesbienne, je me suis dit : les photographes lesbiennes étaient déjà là ! Cela permet de nous légitimer. De manière plus générale, ce n’est pas possible de continuer à réécrire l’histoire d’artistes : je pense notamment à la vaste entreprise d’hétérosexualisation de la peintre Rosa Bonheur entamée ces dernières années.
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Vous avez consacré des expos et un livre à cette question de représentation, Et l’amour aussi (La Déferlante, 2023), qui proposent des portraits photos de lesbiennes. En quoi cet enjeu est-il important ?
Quand un petit garçon vivant en France va à l’école ou regarde la télé, il ne cesse de découvrir des « grands hommes ». Ainsi, a contrario des femmes – et ne parlons même pas des lesbiennes -, il s’inscrit dans une histoire. À l’inverse, ce qui nous rassemble en tant que lesbiennes est notre absence d’histoire commune : même si notre représentation a augmenté ces dernières années, notamment dans les séries, et même si nous avons obtenu des droits – mariage pour toutes et tous, PMA pour toutes -, le problème n’est toujours pas réglé. Par exemple, j’ai donné récemment un cours dans une école de photo, à Bruxelles. J’ai présenté mon livre Et l’amour aussi et une étudiante de 22 ans m’a dit que c’était la première fois qu’elle voyait des vieilles lesbiennes. On est en 2025, vous imaginez ? Elle m’a également confié qu’avant mon intervention, elle se disait qu’elle n’aurait pas d’avenir, mais que maintenant qu’elle avait vu mes photos, elle réalisait qu’elle pouvait en avoir un. Voilà pourquoi cette question des représentations est si importante : comme l’écrit la photographe américaine Joan E. Biren, dite JEB, dans un texte de 1983 qui est reproduit en postface de mon livre, « la création d’images lesbiennes est un moyen de se donner du pouvoir ».
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Vous estimez que les photographes ou artistes lesbiennes apportent à la société un certain « regard ». Quel est-il ?
Évidemment, il n’y a pas un gène de la photographe lesbienne! Et nous ne travaillons pas toutes ainsi. Mais je pense que l’expérience de la marge et le refus de l’invisibilité nous ont amenées à développer une relation singulière au monde, à produire des représentations qui éclairent les normes de genre en les transgressant. En découvrant le texte de JEB, j’ai réalisé que nous avions le même point de vue à ce propos : les portraits issus de ce regard sont le fruit d’une co-construction, d’une collaboration, plutôt qu’une domination. Qu’il s’agisse de la photographe ou de la femme photographiée, nous savons que nous allons produire des représentations qui vont être regardées par des lesbiennes et qu’elles peuvent permettre à des femmes jeunes ou moins jeunes de grandir et vieillir. Quand nous faisons ces photos, nous avons conscience de notre responsabilité.