La ressortie en salles d’India Song, grand film fiévreux réalisé par Marguerite Duras en 1975, est l’occasion de rendre hommage à son acteur Michael Lonsdale, décédé le 21 septembre dernier, légendaire dans ce rôle d’amoureux éconduit qui a capté comme nul autre son âme blessée.
À 44 ans, l’acteur français est déjà une star du cinéma mondial, habitué aux expériences modernes et décalées qu’il a trouvées chez Jean-Pierre Mocky (Snobs, La Bourse et la Vie, Les Compagnons de la Marguerite), Orson Welles (Le Procès), François Truffaut (Baisers volés), Jacques Rivette (Out 1. Noli me tangere) ou Luis Buñuel (Le Fantôme de la liberté), quand il rejoint le tournage d’India Song au mitan des années 1970. Pour Duras, il incarne un homme mystérieux, vice-consul exilé en Inde dans les années 1930 après une crise de démence, et qui attend sa prochaine affectation. Taciturne, l’homme traîne son smoking blanc le long des terrains de tennis d’une somptueuse ambassade déserte, dans l’atmosphère moite et languissante de la mousson, avant de tomber violemment amoureux.
Chez Marguerite Duras, la profondeur des émotions est vertigineuse, elle chavire les plans et bouscule le langage cinématographique. Pour filmer ce fantastique coup de foudre, la cinéaste prend le parti pris radical de séparer le son et l’image : les interprètes entrent dans le cadre lentement, les lèvres closes, le visage impassible, et se regardent à travers des miroirs, tandis que leurs pensées passionnées s’expriment en off. « Je vous aime jusqu’à ne plus voir, ne plus entendre », dit le vice-consul à Anne-Marie Stretter, la femme d’un diplomate, jouée par Delphine Seyrig. Elle aime déjà un autre homme. Cela ne gêne pas le vice-consul qui lui promet de l’aimer « dans l’amour d’un autre »… Éconduit, le visage empli de larmes, il ne dort plus, il rôde le soir dans les jardins et deviendra fou, hurlant des mots sans suite dans les rues de Calcutta décimées par une épidémie de lèpre.
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À CŒURS ET À CRIS
La cinéaste bouleverse les méthodes de tournage traditionnelles et, pour donner le tempo à ses acteurs, va même jusqu’à leur passer à plein volume l’enregistrement des tangos passionnés du compositeur Carlos d’Alessio. Michael Lonsdale, qui a appris son métier dans les cours de Tania Balachova, puis au théâtre sous la direction de Claude Régy et Peter Brook, est chez lui dans ce cinéma de la présence où on laisse parler le corps, et charge chaque plan de son magnétisme animal. Mais pour l’acteur, ce n’est pas juste un rôle parmi d’autres. D’abord parce que ce personnage de vice-consul lui rappelle son père, un officier anglais qui, en 1942, rentra brisé et apathique de deux ans de détention par les autorités de Vichy. Lonsdale projette dans le film le souvenir poignant de cet homme tragique et désespéré. Ensuite parce que rarement il a tant donné pour un film, comme il le raconte à Time Out en 2014 : « Cet homme fou de cette femme… c’est du Duras total Pour moi c’est resté très important : c’est la seule fois de ma vie où j’ai pu approcher ce que c’était que la folie. Le délire de la douleur. » Enfin et surtout parce qu’il retrouve sur le plateau l’actrice Delphine Seyrig, rencontrée six ans plus tôt sur le tournage de Baisers volés, et retrouvée pour Chacal (1973) et Aloïse (1975).
En 2016, dans son livre Le Dictionnaire de ma vie, Lonsdale écrira : « J’ai vécu un grand chagrin d’amour et ma vie s’en est trouvée très affectée. La personne que j’ai aimée n’était pas libre… je n’ai jamais pu aimer quelqu’un d’autre. C’était elle ou rien et voilà pourquoi, à 85 ans, je suis toujours célibataire ! Elle s’appelait Delphine Seyrig. » Par la suite, l’acteur poursuivra sa prodigieuse carrière chez Jean Eustache (Une sale histoire), Xavier Beauvois (Des hommes et des dieux), Steven Spielberg (Munich), James Ivory (Les Vestiges du jour)… mais pour beaucoup de cinéphiles il restera toujours ce vice-consul ivre d’amour, miné par l’angoisse profonde qui hante une colonie britannique perdue.
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