QUEER GAZE · Marie-Claude Treilhou, cinéaste : « J’ai réalisé que j’avais une vision du monde que je ne voyais nulle part. »

Elle a réalisé le génial et précieux « Simone Barbès ou la vertu », sorti en 1980, oublié puis restauré en 2018, que la philosophe Hélène Frappat montre dans son ciné-club le 10 mars chez mk2 Institut. Le temps d’une nuit suspendue où toutes les solitudes se croisent, on y suit une héroïne gouailleuse (la comète Ingrid Bourgoin), ouvreuse de cinéma porno qui part traîner son spleen dans un cabaret lesbien – c’est sans doute la première représentation d’un tel lieu dans le cinéma français – en attendant la fin de service de son amoureuse. On a interrogé la rare Marie-Claude Treilhou sur les images qui l’ont nourrie et sur ce film d’une liberté folle.


Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou (1980)
Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou (1980)

Queer Gaze est  la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.

Marie-Claude Treilhou : « C’est davantage la vie que le cinéma qui m’a influencée. J’ai vu tellement de films qui me passaient au-dessus de la tête, des trucs comme Joselito [série de films sortis dans les années 1950 et 1960 avec un très jeune chanteur prodige espagnol, José Jiménez Fernández, ndlr]. J’étais d’une famille très modeste. On n’allait pas au cinéma, on n’avait pas de culture générale, on n’abordait pas du tout certaines choses. J’ai été élevée de manière très pieuse, dans des pensions religieuses exclusivement, pas du tout mixte.

J’ai grandi à Toulouse [elle est née en 1948, ndlr] et j’ai fait à peu près le tour de tous les pensionnats religieux de la ville parce que j’étais systématiquement renvoyée. Pour moi, c’était insupportable. J’étais intenable, complètement révoltée. Contre les injustices, surtout. Ça a toujours été l’injustice sociale qui a guidé ma vie, ma révolte. Je n’ai pas fait de seconde ni de première. J’ai fait une terminale, deux trimestres seulement, et j’ai été renvoyée. J’ai passé le bac comme ça et ça a marché, parce que je suis tombée sur une prof de philo qui a, j’imagine, été sensible à mon côté révolté.

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Je suis montée sur Paris à plusieurs périodes. Une avant le bac, une autre directement après. J’étais ce qu’on appelait à l’époque « beatnik ». Je pouvais dormir n’importe où, vivre sous les ponts, faire la manche. J’ai fait tous les métiers possibles, les petits métiers qui m’ont beaucoup appris, où je me plaisais. C’est là que j’ai appris à regarder les choses, à regarder le monde par le bas du bas, en contre-plongée.

L’envie de faire du cinéma, c’est venu bien plus tard. C’était hors de portée, on n’en rêvait même pas. C’était comme être président de la République. C’est devenu envisageable en fréquentant tout un monde de garçons homosexuels. Il y avait quelques filles aussi, sans doute. J’ai toujours été entourée d’homos. J’ai navigué dans ce milieu dès que j’ai pu sortir la nuit. Je devais avoir 15 ou 16 ans. J’étais assez précoce. J’ai été élevée dans un milieu très conflictuel, qui m’a dépourvue de modèle positif masculin ou féminin, ce qui fait que je suis restée entre les deux, dans l’indéfinition, l’indétermination. Je m’enfuyais, je foutais le camp la nuit. Je suis toujours allée chez ces gens-là. Ils m’ont protégée à mort.

Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou
Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou (1980)

À Paris, c’est Gérard Frot-Coutaz [critique et réalisateur, il a été assistant-réalisateur sur Simone Barbès ou la vertu ; il est décédé des suites du sida en 1992, ndlr] qui m’a tirée vers le cinéma, qui m’a amenée voir des films, beaucoup de films à la Cinémathèque. Qui m’a expliqué les plans, qui m’a montré comment ça fonctionnait, qui a commencé à me faire travailler chez Paul Vecchiali [réalisateur, producteur et écrivain français très prolifique, qui a fondé en 1976 la maison de production Diagonale, aujourd’hui considérée comme une école cinématographique, et décédé en 2023, ndlr]. Evidemment, ça donne envie. À un moment donné, j’ai réalisé aussi que j’avais une vision du monde que je ne voyais nulle part. J’étais un peu littéraire, j’avais pas mal lu. Je suis très sensible au langage. J’ai traversé plusieurs milieux et je suis très attentive à ça. Je peux parler plusieurs langages selon les gens auxquels je m’adresse.

« On a fait un film très fauché. »

Le cabaret lesbien qu’on voit dans le film est complètement reconstitué. Je ne sais même plus comment ça s’appelait alors que je passais mon temps là-dedans. J’y ai traîné beaucoup, j’ai cherché quelqu’un… J’attendais beaucoup de ça. J’ai eu des histoires. Terribles. Effroyables. Parallèlement, je buvais énormément. Je vivais dans une espèce de brouillard. Malgré tout, il y avait toujours cet espèce d’appétit pour une forme artistique. Et puis, il y a eu des rencontres. Gérard [Frot-Couttaz, ndlr], Michel Delahaye, toute cette bande qui tournait autour de Paul Vecchiali [qui a produit les films de cette bande via sa société Diagonale, ndlr] et qui était des originaux.

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Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou (1980)

Ça aurait coûté beaucoup trop cher de tourner dans le vrai bar lesbien. On a fait un film très fauché. On a tourné la première partie du film dans un vrai cinéma porno [le Cinévog-Montparnasse, qui était situé au 20 bis rue de la Gaité, dans le 14e arrondissement de Paris, et a fermé en 1991, ndlr], mais en dehors des heures d’ouverture. On a eu ça pour une bouchée de pain. Vecchiali était très bon pour négocier. La boîte où j’allais à l’époque était tout à côté du cinéma, juste au-dessus. C’était beaucoup fréquenté par les Portugais [il semble qu’il s’agissait du Week End Club, ndlr].

« J’ai toujours fui les gens, mes semblables, d’une certaine manière. »

À la sortie du film, je n’ai pas tellement lu les critiques, je naviguais tout le temps dans ma cuvée/décuvée. J’ai encore redoublé d’alcool à ce moment-là pour supporter le choc du passage de n’être rien à tout à coup être quelqu’un. Ça a été difficile, surtout que j’avais l’impression de trahir mes origines. Le fait de changer de milieu… Les regards qui se posaient sur moi, ils n’étaient plus les mêmes. J’aurais pu faire ce que je voulais, même aux États-Unis.

Là-bas, j’ai eu beaucoup de considération. On m’a demandé ce que je voulais faire. Mais je n’avais pas le désir de faire une carrière. J’ai mis très longtemps à dire que j’étais cinéaste. Je me considérais comme « ayant fait un film », mais pas comme cinéaste. D’ailleurs, je ne suis pas cinéphile. Je n’y connais rien.

Je me suis éloignée, je suis retournée dans les campagnes. Chez les gens qui ne parlaient pas de ça. J’ai toujours fui les gens, mes semblables, d’une certaine manière. Et j’ai fait des trucs après, à la campagne, justement. Des documentaires [sept entre 1985 et 2019, ndlr], des fictions [des courts métrages, dont Lourdes, l’hiver, prix Jean-Vigo 1982 et des longs : L’Âne qui a bu la lune (1988), Le Jour des rois (1991), Un petit cas de conscience (2002), ndlr]… J’ai un itinéraire comme ça, en zigzag. »

Lourde, l'hiver de Marie-Claude Treilhou
Lourdes, l’hiver de Marie-Claude Treilhou

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: « L’alternative queer à la Nouvelle Vague », projection de Simone Barbès ou la vertu dans le cinéma club d’Hélène Frappat à mk2 Institut, le 10 mars à 20h au mk2 Beaubourg

: Simone Barbès ou la vertu de Marie-Claude Treilhou, livre-DVD du film en version restaurée