QUEER GUEST · Nick Deocampo : « Les films m’ont permis d’échapper à la honte. »

Le cinéaste, historien et pionnier du cinéma queer philippin Nick Deocampo nous parle des films qui ont fait battre son petit coeur queer. Il montrera ce dimanche ses films « Oliver » (1983) et « The Sex Warriors and the Samurai » (1995) en clôture du FLiMM (le festival libre du moyen métrage), qui débute ce soir au DOC.


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Queer Gaze est  de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.

« Les premières images qui m’ont permis de me rendre compte que j’étais queer, je les ai vues dans un film italien, Satyricon de Federico Fellini [1969, ndlr]. Le film porte sur la décadence de Rome 2000 ans avant J.C. Tout y est excessif, de la nourriture au sexe, avec des personnages et des décors somptueux. Il y a des représentations de l’homosexualité dans tout le film, à commencer par la trame principale, qui suit un Romain sauvant un ado sur le point d’être vendu comme esclave sexuel. J’étais jeune, l’image de deux jeunes hommes ayant de l’intimité m’a frappé. Cette représentation a agi sur moi comme un sortilège. Ça a éveillé un désir que je ne pouvais pas encore nommer, mais dont j’ai compris plus tard qu’il était queer. C’est donc au cinéma que j’ai pris conscience de mon Moi gay.

OLDIES : « Satyricon », l’Antiquité fantasmée de Fellini

J’avais 14 ans quand je suis entré dans ce cinéma de quartier miteux qui projetait des films pour adultes sur l’île de Panay, aux Philippines. Sans doute que le gérant de la salle devait penser que le film de Fellini était porno – il avait peut-être un peu raison. Je ne savais pas, bien sûr, que cette projection allait changer ma vie. Dans le film, la relation entre les deux jeunes hommes m’a attiré. Ça a fait surgir un désir qui était différent de celui qu’avaient mes amis à l’époque. Un sentiment qui me faisait me sentir unique. Seul, aussi. Ma queerness m’isolait des autres.

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L’image de ce garçon avec des fleurs dans les cheveux a été l’une des images qui m’ont éveillé à mon identité queer. Les personnages de Fellini font des regards-caméra, comme s’ils regardaient directement les spectateurs. Ca a créé un lien très fort entre l’image cinématographique et moi. 

Cet éveil ne s’est pas fait dans n’importe quel contexte. Je viens d’une famille pauvre, le cinéma me permettait d’échapper à la difficile réalité que j’affrontais à l’époque. J’entrais dans un autre monde, où je pouvais vivre tous mes fantasmes. Je viens d’une famille catholique. Mon identité gay était réprimée, j’ai subi des jugements très durs à propos de ma manière de parler, de bouger et de me comporter.

Je haïssais les mots qu’utilisaient mes camarades de classe et les adultes pour me décrire, moi et mon comportement différent, les mots qui dans notre langue signifient « queer » ou « gay ». Les gens s’en servaient pour me diminuer. Je devenais ces mots. Je me suis rebellé contre ça, et finalement contre la sexualité qu’ils me prêtaient. Jusqu’à la dépression nerveuse. C’est pour cette raison que j’ai dû quitter l’île où vivait ma famille. Je ne pouvais plus supporter la torture émotionnelle et le harcèlement qu’on me faisait endurer. A 17 ans, j’ai déménagé à Manille, j’ai façonné ma vie à ma manière et pu embrasser mon identité queer. Les films m’ont permis d’échapper à la honte, ils m’ont montré que mes émotions et mon orientation sexuelle pouvaient être désirables.

C’est une des raisons qui m’ont donné envie de faire des films. Je me suis mis à regarder autant d’œuvres que possible évoquant cette sexualité, qui était taboue chez moi. Certaines représentations étaient positives, d’autres négatives. En fait, c’est assez difficile à catégoriser, car certaines images communément considérées comme négatives peuvent avoir un impact positif sur un spectateur et d’autres produire un effet néfaste alors qu’elles sont censées faire rire et divertir.

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Nick Deocampo posant avec tous les livres qu’il a écrits

Parmi ceux qui m’ont laissé une bonne impression, je me souviens des Contes de Canterbury de Pasolini [1972, ndlr], de Macadam Cowboy de John Schlesinger [1969, ndlr] et de Mishima de Paul Schrader [1985, ndlr]. Derek Jarman a eu une grande influence sur moi avec son Caravaggio [1987, ndlr]. Et d’innombrables courts métrages et documentaires qui se sont ajoutés à mon vocabulaire visuel queer, entre autres Blow Job d’Andy Warhol [1964, ndlr] et Fireworks de Kenneth Anger [1947, ndlr]. Pour leur usage engagé du cinéma pour défendre les sexualités homos, je suis aussi un admirateur du Nouveau cinéma allemand, notamment de Werner Fassbinder, Werner Schroeter et Rosa von Praunheim. Les représentations qui ont produit un effet négatif sur moi ont été les films commerciaux qui exploitaient la thématique gay, comme ces comédies philippines qui n’offraient aucune plus-value à nos représentations. Au contraire, ils ont contribué à renforcer les stéréotypes négatifs aux yeux du grand public.

PORTFOLIO : Derek Jarman plasticien

Après cette fameuse séance de Satyricon, je suis rentré chez moi avec deux nouvelles obsessions : la prise de conscience de ma sexualité queer et mon désir de devenir réalisateur. A 17 ans, une fois à Manille, je voulais étudier le cinéma mais il n’y avait pas d’école dédiée, je me suis tourné vers le théâtre. A 31 ans, j’ai pu déménager à Paris pour étudier la réalisation avec des jeunes venant d’autres pays en voie de développement comme le Mexique, le Nicaragua, le Brésil, et plusieurs pays africains dans un workshop organisé par les Ateliers Varan. Ça m’a ouvert les yeux sur le monde de la réalisation et j’ai ensuite perfectionné mon regard dans un master de cinéma à l’Université de New York, à 39 ans. Mon premier film, Oliver [1983, ndlr], suivait un artiste gay pendant la terrible dictature de Marcos. Ayant appris le cinéma-vérité à Paris, j’ai appliqué ces connaissances pour faire émerger la vérité au sein d’une société militarisée, corrompue, sans respect pour la vie humaine.

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Oliver

C’était difficile car nous étions dans une période de machisme et de patriarcat. C’était osé de me déclarer gay dans ce contexte de dictature. Mais j’ai quand même fait mes films, aussi dans l’idée d’améliorer l’image de l’homosexualité. En même temps, qu’y avait-il à améliorer alors que les gays étaient au chômage, pas reconnus et encore moins respectés par la société ? C’est pour cette raison que j’ai fait des images « moches », des images de prostitués et de gays marginaux, parce que c’était la réalité hardcore dans laquelle baignaient les homos auxquels je m’identifiais. Les communautés de gays pauvres et déclassés, c’était de ces endroits qu’il fallait lutter. Je me rends compte que certains thèmes de Satyricon, comme la prostitution, se retrouvent dans certains de mes films comme Oliver et The Sex Warriors and the Samurai [1995, ndlr]. La grande différence, c’est que le film de Fellini fantasme une classe sociale du passé. Mes films se situaient dans une réalité difficile à affronter et l’ont montrée comme telle. »

FLiMM #7 – Festival Libre du Moyen-Métrage, du 20 au 22 octobre 2023 au DOC, 26bis rue du Docteur Potain, 75019 Paris

Programme disponible ici : flimm.work