QUEER GUEST est une série d’articles issue de , le cinéma LGBTQ+ raconté par la journaliste Timé Zoppé.
S’il est bien un site de référence pour les femmes queer américaines, c’est Autostraddle. En le découvrant il y a quelques années – après avoir abandonné Afterellen.com, qui venait d’être racheté par un groupe conservateur excluant les trans – que je suis tombée sur la plume fine et drôle de Drew Burnett Gregory. Réalisatrice (notamment d’un very smart court métrage autoproduit en confinement) et cinéphile de la première heure, elle a pris l’habitude d’écrire ses critiques de films à la première personne et de les nourrir d’anecdotes personnelles, faisant entrer en résonance l’œuvre avec ses souvenirs, ses émotions, ses expériences (particulièrement de femme trans lesbienne) d’une manière inédite et toujours passionnante.
C’est d’ailleurs en lisant son papier de 2019 sur Je, tu, il, elle de Chantal Akerman (sobrement intitulé « Je, tu, il, elle montre que les homos tristes ont aussi envie de baiser ») que l’idée de cette rubrique QUEER GAZE a germé. Entre autres exploits, Drew tient à jour l’incroyable encyclopédie du cinéma d’Autostraddle, où elle a pour le moment recensé 250 films LGBTQ+, et a classé dans un autre article les 50 meilleurs films lesbiens de tous les temps (idéal pour se donner des idées de films à voir pendant les vacances de Noël). Alors qu’elle vient tout juste de se réinstaller à New York après plusieurs années à Los Angeles, j’ai interrogé Drew Burnett Gregory sur les images qui ont progressivement forgé son regard queer, et vous propose sa réponse en VF puis en VO.
Capture écran de la homepage
« Almodovar a été très important pour moi. Aujourd’hui, j’aime son travail parce que c’est queer, j’ai le contexte, je sais qu’il a mis à l’écran des femmes trans avant la plupart des autres, et en repoussant certaines limites. Mais en voyant ses films à 13 ans, je me disais simplement : « Parle avec elle a été nommé aux Oscar alors que ce n’est pas en langue anglaise. On dit que c’est un bon réalisateur, on le met au même niveau que des cinéastes hétéros. » Ça me permettait de ne pas trop réfléchir à ma propre queerness tout en en trouvant dans son travail. Même chose avec Fassbinder et Pasolini, tous ceux qui sont considérés comme de grands auteurs et sont gays par ailleurs. Je ne réfléchissais pas à cette dimension d’eux. Ça me permettait de voir leurs films en absorbant les éléments queer et de me dire « ces films d’auteur ont plein de contenus gays mais ça n’a vraiment rien à voir avec moi ». Je n’étais pas encore prête pour ce genre d’introspection.
Parle avec elle de Pedro Almodóvar (2002)
Mes parents n’étaient pas du tout cinéphiles. J’ai commencé à aimer le cinéma très tôt et me suis mise à apprendre tout ce que je pouvais à ce sujet. Je connaissais les Oscar, le AFI’s 100 [classement des 100 meilleurs films américains de l’histoire, établi par le American Film Institute, ndlr] ou le classement de Sight and Sound. Je regardais des films canoniques sur TMC ou la collection Criterion et faisais des recherches sur les cinéastes. J’étais méticuleuse, je voulais tout voir et, en tant que pré-ado, je ne faisais pas de distinction. Je me souviens avoir retrouvé ma liste de films faite à 13 ans, ça mélangeait des grands films de l’histoire du cinéma et d’autres super mainstream, vraiment mauvais. Genre Le Parrain et Daredevil avec Ben Affleck. Je n’avais pas encore de goût à l’époque, mais je savais que je voulais m’exposer à des choses qui me sortent de mon pré carré. Mon père était d’un grand soutien. J’ai grandi à deux heures de route de Los Angeles. Un jour, il m’a emmenée au Hitchcock Festival à l’Aero Theater de Santa Monica. On a vu un double programme, La Corde et un autre film queer des années 1940 – je ne me rendais pas compte de cette dimension queer à l’époque mais les films m’ont saisie. Mes parents étaient donc encourageants mais aussi un peu perdus face à leur enfant de 12 ans qui voulait, genre, voir des films de Bergman.
J’étais aussi complètement obsédée par James Dean dans mon enfance. Quand je revois ses films aujourd’hui, en tant que femme trans, je me dis « sans blague… » A l’époque, je cherchais des versions de masculinité sur lesquelles me modeler, et il y a quelque chose de queer dans celle de James Dean. C’est drôle parce que, depuis, j’ai rencontré des personnes transmasculines qui sont là : « Je veux être James Dean ! » et je trouve que ça fait sens. C’est un mec cool. Je crois qu’avant de voir les films d’Almodovar et Fassbinder, j’avais cet attrait pour les acteurs du vieil Hollywood comme James Dean, Marlon Brando ou Paul Newman dans Luke la main froide [de Stuart Rosenberg en 1967, ndlr], je me disais : « Voilà un homme ». Pour moi c’était presque du drag, comme si j’étais un drag king et que j’allais me déguiser en James Dean dans A l’est d’Eden [d’Elia Kazan en 1955, ndlr] ou La Fureur de vivre [de Nicholas Ray en 1956, ndlr]. Des hommes masculins assez intéressants pour que je m’identifie. Et puis, de l’autre côté, j’étais dépitée de ne pas pouvoir être Shirley MacLaine dans La Garçonnière [de Billy Wilder, 1960, ndlr]. Il y avait aussi, je ne vais pas dire les Manic Pixie Dream Girls, mais son prototype, en quelque sorte, et je me disais « c’est donc ça, la féminité ». C’était ce que je voulais, mais c’était caché encore plus loin en moi. Donc je continuais d’essayer d’être James Dean en donnant du volume à mes cheveux.
James Dean ressuscité au cinéma grâce à des effets spéciaux
James Dean dans La Fureur de vivre de Nicholas Ray (1955)
La première fois que j’ai eu conscience de la queerness d’une œuvre, c’était avec la série Transparent [créée par Joey Soloway et diffusée de 2014 à 2019 sur Amazon Video, ndlr]. Maintenant, j’ai des sentiments compliqués à son sujet, et je pense que c’est le cas des gens qui l’ont faite, [l’acteur principal, Jeffrey Tambor – qui interprétait une femme trans -, a été renvoyé après avoir été accusé de harcèlement sexuel en 2018, ndlr], et c’est un bon signe de progrès. Etant moi-même juive, je pouvais me connecter à cet aspect du show. Et ça m’a permis d’en apprendre sur la transidentité. Quand je pense aux limites de la représentation, je me dis « ça n’a pas tout fait, mais ça a été quelque chose ».
Avant d’avoir ce langage, il n’y avait pas grand-chose à quoi s’identifier. J’ai vraiment connecté avec certains films de Warhol avec Holly Woodlawn, Jacky Curtis et Candy Darling. Particulièrement leurs personnages dans Women in Revolt [produit par Andy Warhol et réalisé par Paul Morrissey en 1971, ndlr], elles ont une transféminité complexe qu’on ne voit toujours pas beaucoup de nos jours.
Décryptage : la représentation des personnes trans à l’écran
Women in Revolt de Paul Morrissey
Ces dernières années, on a milité pour plus de cinéma trans, étant donné qu’Hollywood a un peu baissé les bras à ce sujet, et ça s’est traduit dans le cinéma indépendant, qui est très intéressant. On voit de plus en plus de femmes trans à l’écran, et à travers des personnages qui ne sont pas parfaits. On commence à dépasser les clichés qui faisaient qu’elles étaient soit mises sur un piédestal, ou qu’elles ne faisaient que traverser plein de traumas. Il y a aussi l’autre versant, les films qui moquent ces personnages, et le fait que les femmes trans soient souvent jouées par des hommes cis. Et je trouve aussi que même si ça s’améliore légèrement ces dernières années, ces personnages sont un peu plats, alors que ce que ces actrices étaient capables de faire dans les films de Warhol étaient… C’était si libre ! J’ai vu Women in Revolt et Trash [de Paul Morrissey, 1970, ndlr] très vite après avoir fait mon coming out. J’ai aussi revu les films d’Almodovar et j’y ai trouvé la même liberté. C’est ce genre de version de la transféminité avec laquelle je connecte le plus. »
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V.O.
‘Almodovar was a big one for me. Now I love his work because of its queerness, I have the historical context of like ‘oh, wow, he was putting trans women on screen when most people weren’t really doing that, and also doing it in ways that were pushing other sorts of boundaries’. But when I was 13 and watching, I just was like ‘oh, Talk to her was nominated for Oscars even though it wasn’t English language. This is a filmmaker who people say is good and who is talked about in the same conversations as a lot of straight filmmakers.’ So I sort of was able to not engage much with my own queerness while still finding queerness in work. Fassbinder is someone else, like Pasolini, anyone who is sort of thought of as a great auteur but is also gay. I wasn’t thinking about them as gay. And so I could just watch their work and absorb the queerness of it and then be like ‘these art films always have gay stuff, but like, that is nothing to do with me, it is just something that I’m connecting with’. I was able to watch work like that without doing too much introspection that I wasn’t ready for.
My parents weren’t cinephiles at all. I loved film from a really young age and sort of went about learning about film. What I was aware of was the Oscars or the AFI 100 or the Sight and Sound list. I was watching films that were in that sort of canon and then looking at the filmmakers. So I’d be like, ‘gotta write these down, gotta check them out watching stuff on Turner Classic movies’, or the Criterion Collection. And then using that as a jumping off point. And I was pretty precocious and just wanted to see everything, and as a pre-adolescent, I didn’t distinguish between them very much. I remember finding this piece of paper where it was my ‘to-watch’ list from when I was like 13, and it was like mixed up together some of the greatest movies of all time, and the most mainstream, truly bad movies. It would be like The Godfather and also Daredevil with Ben Affleck. I didn’t have taste yet, but I knew that I wanted to be exposed to things outside of the limits of what I was being taught. My dad was a very good support and drove me – because I grew up like two hours outside of Los Angeles – to a Hitchcock Festival at the Aero Theater in Santa Monica. We saw a double feature, The Rope and another queer film from the 40s that, I wasn’t necessarily approaching from a place of queerness but was like latched on to it. My parents were relatively supportive but confused by their 12-year-old who wanted to, like, watch Ingmar Bergman movies.
I was also really obsessed with James Dean as a kid. And I look at his movies now, as a trans woman, and I’m like ‘oh!’ Back then, I was looking for versions of masculinity that I could model myself after or try to. And there’s something sort of heightened and queer about James Dean’s masculinity and it’s so funny to me because I’ll meet transmasc people who are like, ‘James Dean is who I want to be’, and I’m like ‘Yeah, that makes sense’. That’s a cool guy. I think even before I was watching Almodovar and Fassbinder movies, I do think it was sort of Old Hollywood, classic movie star James Dean, Marlon Brando or Paul Newman in Cold Hand Luke, where I was like ‘that’s a man’. And I was approaching it almost like drag, where I was like ‘I am a drag king and I’m modeling myself after James Dean in East of Eden or Rebel Without a cause’. Masculine guys interestingly enough, who I latched on to. And then there was the other side where I was in agony over the fact that I would never be Shirley MacLaine in The Apartment. There were also these, I’m not going to say Manic Pixie dream girls, but a little bit like the prototype of that where I was like, oh, and that’s femininity, and I wish that I could have that, but that feels even further. So I’ll keep fluffing my hair like James Dean and trying to do that instead.
The first time that I had a consciousness around queerness, I do think it was the TV show Transparent. I have complicated feelings about it now and I think even people who made it have complicated feelings about it, and that’s a good sign inches progress. Being Jewish myself, I was able to connect to that aspect of the show. And it was really how I learned about transness. When I think about the limits of representation, I’m like, ‘it’s not everything, but it is something’, because until I had that language, there wasn’t really much to connect with. I think I really connected with some of the Warhol movies that have Holly Woodlawn and Jackie Curtis and Candy Darling in them. The three of them in Women in Revolt especially, they have a complex trans femininity that I don’t think we even see much of now. Especially the last couple of years, there have been this sort of push for more trans cinema as Hollywood has given up on it a little bit, but it resulted in more independent work, and the independent work is more interesting.
I do think we’re starting to see trans women and characters who aren’t so perfect. Beyond the tropes like they’re on a pedestal or they’re going through all sorts of traumas. But of course, there’s the other side where the transfeminine character is being made fun of and is often played by a cis guy, and that’s like a whole other thing. But I do think even in the recent years where things have been better, a lot of the characters are a little bit flat, whereas what those actresses were able to do in the Warhol movies were like… it was so free! I saw Women in Revolt and Trash pretty soon after coming out. I rewatched Almodovar movies and those very similar freedom to them. This is like the version of trans femininity that I connect to most.’
Image de couverture : Women in Revolt de Paul Morrissey