Queer Gaze est de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.
Pendant mon adolescence en Lorraine, dans les années 2000, j’avais deux moyens pour trouver des représentations lesbiennes : la télé (merci les programmes de nuit d’Arte et feue Pink TV) et d’obscurs forums et sites de fans acharnées (RIP l’encyclopédie américaine clublez.com, au nom aussi douteux que son contenu était exhaustif et vital). Vers 18 ans, c’est par ce second canal que j’ai entendu parler – pour une fois en bien, car il y avait de sacrées croûtes parmi le peu de films lesbiens qui parvenaient à être produits à l’époque – d’un intriguant film taïwanais non sorti en France, Spider Lilies. Il ne fallait pas m’en dire plus : j’étais déjà en train de le télécharger sur eMule (pendant 3 jours, 4 heures et 26 minutes).
De ce premier visionnage, je garde le souvenir d’une atmosphère cotonneuse, éthérée, d’une histoire de tatouages comme un motif lancinant, d’un amour lesbien empêché mais pas pour des raisons classiques, et d’une image : celle de deux adolescentes tranquillement allongées côte à côte dans une chambre, qui se rapprochent et finissent par s’embrasser. De ces impressions douces, j’avais complètement évacué le drame, au point de me demander si on ne tenait pas déjà là un film prônant le pari proposé par (dans un entretien avec Annie Ernaux dans La Déferlante), celui d’essayer d’écrire des fictions sans situations conflictuelles.
En revoyant le film pour préparer ce papier (magie des plateformes des années 2020 qui rendent accessibles ce genre de raretés), j’ai tout retrouvé avec plaisir. Le côté atmosphérique, la facture un peu bricolée du cinéma indé de l’époque (en particulier les savoureux ralentis à l’ancienne), les intenses histoires d’amour entre filles. En réalité, du drame et du conflit, il y en a. Si ma mémoire les a effacés, je crois que c’est à la fois par déni (les films lesbiens à l’issue heureuse se comptent encore aujourd’hui sur les doigts des deux mains) mais aussi parce que le film de Zero Chou ne les montre pas de manière classique.
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Spider Lilies suit d’abord Jade, une camgirl de 18 ans qui vient de déménager chez sa grand-mère à Taipei. Dans un salon de tatouage, elle reconnait la propriétaire, Takeko. Neuf ans auparavant, l’une et l’autre ont subi dans le même village le terrible tremblement de terre qui a touché Taïwan en 1999. Jade, alors une enfant, avait eu un coup de foudre pour Takeko, plus âgée qu’elle. Quand elles se retrouvent dans la capitale, Jade cherche à tout prix à séduire Takeko – qui n’a pas l’air de la remettre -, allant jusqu’à l’inciter à venir la mater durant ses live shows sur le net.
J’avais tout oublié. En voyant se dessiner cette intrigue de striptease en ligne et d’attirance d’une enfant pour une presque adulte, j’ai vraiment craint le pire. Miraculeusement, le film ne tombe dans aucun des nombreux pièges qu’il se tendait à lui-même. Tout ce qui aurait pu être d’un cringe alarmant est évité (même dans la sous-intrigue qui suit un policier chargé d’« espionner » les sessions en ligne de Jade pour trouver des indices et faire tomber le réseau). Le stratagème de Jade pour se montrer à Takeko, faire ressurgir ses souvenirs et naître ses sentiments, n’atteint même pas l’orée du mauvais goût.
C’est que Zero Chou parvient habilement à nous décentrer des enjeux dramatiques attendus. Ici, pas de coming out, pas de voyeurisme hétéro masculin, pas de condamnation du travail du sexe. Le récit se structure autour du surgissement des souvenirs et des sentiments. Et de beaucoup de culpabilité, mais qui est tout entière raccrochée au tremblement de terre ayant dévasté la région et les proches des héroïnes pendant leur jeunesse. Le montage, mélangeant de manière fluide les époques, les récits et les histoires d’amour, et les déployant comme la toile d’araignée suggérée par le titre (en vérité, les « spider lilies » sont des fleurs qui donnent le motif du tatouage reliant plusieurs personnages du film), laisse un agréable goût de spleen.
En 2007, le film a reçu le Teddy Award à Berlin et a connu – je le découvre aujourd’hui – un vrai succès à Taïwan et dans une partie de l’Asie. Il est plus que temps que la France le découvre en dehors du dark web lesbien.
Spider Lilies est à découvrir parmi de nombreuses autres pépites taïwanaises dans la collection événement à découvrir jusqu’au 5 novembre.