En octobre 2006, je venais d’avoir 16 ans. Tout juste assez pour découvrir Shortbus, le deuxième film de John Cameron Mitchell, interdit en-dessous de cet âge et qui sortait en salles ce mois-là.
À l’époque, pour faire monter le désir, je découpais dans Les Inrocks et Les Cahiers du cinéma des photogrammes de films qui allaient sortir et m’interpellaient. Je les accrochais en mosaïques tantôt régulières, tantôt anarchiques sur mes murs pour me faire saliver et ne les laissais, évidemment, que si les films me plaisaient. En ouvrant un magazine de cinéma, la photo extraite de Shortbus m’avait percutée : elle montre, au premier plan, une femme aux traits asiatiques regarder avec intensité et mélancolie un hors-champ ; à l’arrière-plan, deux corps nus et flous, dont un avec des seins et l’autre on-ne-sait-pas-trop, s’enlacent et s’embrassent en rigolant gaiement.
QUEER GAZE · « The Watermelon Woman » (1996)
Le photogramme transcrit exactement ce qui m’a particulièrement plu dans Shortbus : le fait qu’il se situe sur les seuils. À l’exacte limite entre film mainstream et film porno, feel-good movie et film sur la dépression, sérieuse réflexion introspective et grosse marrade orgiaque. Le récit suit plusieurs personnes esseulées à New York : un couple gay dont l’un des membres traverse un épisode dépressif et souhaite ouvrir la relation, leur sexologue (Sofia, la femme au regard mélancolique sur mon photogramme) qui n’a elle-même jamais eu d’orgasme, et une dominatrice peu épanouie dans son job. Leurs trajectoires se croisent au Shortbus, un lieu alternatif, entre cabaret et club militant, où toutes les sexualités et les genres se côtoient dans une ambiance safe et (très) sexuelle.
QUEER GAZE · « Le Château ambulant » de Hayao Miyazaki (2005)
À la sortie du film (qui, je l’apprends en écrivant, avait été présenté en Séance de minuit à Cannes), on avait beaucoup parlé du fait que la plupart des scènes de sexe y étaient non-simulées – dont une marquante autofellation en intro. Avant de le revoir, quinze ans plus tard, les bribes de ces scènes étaient bien les premières qui émergeaient dans ma mémoire en repensant au film. Mais bien plus que ce côté sulfureux assez en vogue à l’époque (deux ans plus tôt, Anatomie de l’enfer de Catherine Breillat, avec Rocco Siffredi, avait joué sur la même corde pour sa promo), ce qui le rendait si spécial à mes yeux, c’était la nouveauté de son regard et de sa construction.
John Cameron Mitchell : radicaux libres
À tel point que, avant de revoir le film, j’avais peur de ne plus l’aimer, de lui trouver un côté trop « en chantier », qu’il ait mal vieilli. J’avais aussi des craintes sur le « gaze ». « Je veux être intégrée à la société secrète des femmes » explique Sofia quand on lui demande pourquoi elle cherche absolument à atteindre l’orgasme. John Cameron Mitchell, un homme blanc gay, qui filme une femme d’origine asiatique qui n’arrive pas à jouir ? Le réalisateur parle lui-même du risque inhérent à cette configuration de représentation dans une récente interview à The Spool à l’occasion de la ressortie de Shortbus en version restaurée 4K sur une poignée d’écrans aux Etats-Unis, en janvier. Tout en reconnaissant l’existence d’un « male gaze » de la part d’hommes gays, il s’en défend pour lui-même en arguant qu’il ressent de l’empathie avec chacun de ses personnages – au passage, il l’avoue, ça lui est arrivé à lui-aussi de simuler des orgasmes.
À voir : John Cameron Mitchell côtoie Donald Trump dans un clip subversif de Matthew Zanfagna
L’été dernier, j’ai revu Shortbus pour la première fois, calée avec mon ordi portable sur mon lit d’ado. Dès le début et en fil rouge du film, une caméra flotte dans une maquette cheap de New York et plonge dans les fenêtres de différents buildings pour nous immerger dans la vie des personnages. Redécouverte aussi de tous ces faux-raccords et jumpcuts, en particulier dans la première partie du film, qui donnent une impression de déconstruction, de doux chaos, à l’image de celui dans lequel baignent les héros. Toujours cette impression de seuil, de voir un film moitié underground, moitié comédie hollywoodienne. Des codes bien connus, comme le happy end, qui se mêlent à de la totale impro (les comédiens ont largement participé à l’écriture des dialogues) et à une esthétique DIY.
Le programme secret de John Cameron Mitchell avec ce film, c’est un éclatement du « gaze », une grande orgie des points de vue. Comme la caméra qu’il introduit dans les appartements de chacun, il invite le regard des spectateurs à glisser dans celui de chacun des personnages, qui ne cessent de s’introspecter et de s’entre-regarder – il y a même un personnage de voyeur qui filme clandestinement le couple gay au centre du film et finit par se joindre à eux. « Après tout, regarder est une façon de participer ! » lance joyeusement un des personnages à Sofia quand celle-ci se retrouve pour la première fois devant une orgie au Shortbus. C’est précisément en jouant ainsi avec notre regard que John Cameron Mitchell travaille notre empathie et notre capacité à s’adapter aux seuils, qu’il nous apprend à aimer danser en bord de marge. À accepter le flou et l’indéterminé. Et aussi à faire communauté.
Est-ce que j’aime toujours autant le film ? Sur le mur de ma chambre d’ado, le photogramme est encore là.
Images (c) BAC Films