QUEER GAZE · Jenifer Prince, illustratrice : « ‘‘Carol’’ a marqué le début de mon obsession pour l’histoire queer, ce qui est très présent dans mon travail. »

L’artiste brésilienne Jenifer Prince, adulée de l’Instagram lesbien pour ses magnifiques dessins de scènes saphiques, érotiques et romantiques, façon comics des années 1950, est l’invitée d’honneur du festival de films queer Everybody’s perfect, qui se tient du 4 au 13 octobre à Genève. Elle est revenue pour nous sur l’acceptation de sa sexualité en lien avec sa découverte du cinéma lesbien. Bonus de fin : sa réponse en V.O., si généreuse et vivante.


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« Vers 14 ou 15 ans, j’ai fini par accepter l’idée que j’étais attirée par les filles. Avant ça, même si je savais que j’étais « différente », j’avais du mal à accepter et même à comprendre ce qui était justement différent chez moi. Une des raisons pour lesquelles je n’y arrivais pas, c’était le manque de représentations – à la fois dans les médias et dans la vie.

Je me souviens qu’enfant, je regardais un soap-opéra brésilien, Mulheres Apaixonadas, diffusé en 2003. Dedans, il y avait un couple d’ados lesbiennes, et c’est sans doute la première fois que j’ai eu accès à une représentation lesbienne dans un media mainstream. Comme vous pouvez l’imaginer, leur histoire était bourrée de tragédies et, si ma mémoire est bonne, elles n’ont échangé qu’un smack à l’écran, dans l’épisode final.

Je me rappelle les discussions, les adultes qui méprisaient leur storyline et, plus tard, j’ai compris à quel point ça m’avait blessée. Même si je n’avais pas encore compris que j’aimais les filles, je captais que quelque chose dans leur histoire avait un lien avec moi, et ça m’effrayait parce que je ne voulais pas avoir à endurer tout ça.

Des années plus tard, une fois que je m’étais mieux faite à l’idée d’aimer les filles, j’ai décidé de chercher et de voir absolument tous les programmes incluant des lesbiennes que je pouvais trouver. Je voulais comprendre ce qu’une lesbienne était, ou pouvait être, parce qu’en tant qu’ado née et élevée dans une petite ville conservatrice, je n’avais jamais croisé aucune personne gay, ce qui ajoutait à mon trouble et à ma confusion.

A 16 ans, je bossais dans un cybercafé, j’ai eu un accès à l’Internet haut débit. C’était parfait pour télécharger et regarder tout ce que j’arrivais à trouver. Par chance, le premier film lesbien que j’ai vu a été Imagine Me & You [réalisé par Ol Parker en 2006, ndlr]. Je me souviens m’être dit « c’est fou que quelque chose d’aussi parfait existe ». L’histoire d’amour, le jeu des actrices, les baisers VISIBLES A L’ÉCRAN. Je me demandais comment un tel film pouvait exister et que je n’en aie jamais entendu parler avant. J’étais surexcitée, c’était le signe que j’avais un univers entier à explorer, et un univers dans lequel l’amour lesbien était possible.

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Imagine Me & You d’Ol Parker

Peu de temps après, j’ai pu voir Lost and Delirious [Léa Pool, 2001, ndlr]. C’est un très beau film à plein de niveaux, mais tellement tragique. Mes vieilles peurs se sont entremêlées à mon espoir d’un nouveau monde, et je n’étais plus si sûre de vouloir continuer l’exploration. Au bout du compte, j’ai quand même pleinement accepté le fait que j’aimais les filles, parce que je n’avais jamais ressenti autant de choses en regardant un film jusque-là. Imagine Me & You et Lost and Delirious ont été cathartiques, ça m’a fait ressentir des choses nouvelles, plus profondes.

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Lost and Delirious de Léa Pool

Après ça, toujours à fond dans ma chasse aux films lesbiens, j’ai entendu parler de la série The L Word [llene Chaiken, 2004-2009, ndlr], j’ai vu les affiches de promo et les critiques et ça m’a rendue très curieuse. Un show lesbien à la télé ?! Je crois que j’avais environ 17 ans quand j’ai vu l’épisode pilote. Je me rappelle la scène où Bette et Tina s’embrassent après s’être rendu compte que Tina était en train d’ovuler et que Bette lui ait dit « faisons un bébé ». Je n’exagère pas quand je dis que cette scène a changé ma vie pour toujours. Un couple lesbien marié ? Qui vit ensemble ? Qui essaye d’avoir un enfant ?! Ma version ado était choquée (et surexcitée) d’apprendre que c’était possible !

Même si ce sont les histoires d’amour et les coucheries qui m’ont donné envie de regarder la série avant tout, ce qui m’a finalement le plus plu dans The L Word, c’était leur amitié, cette communauté de femmes qui aimaient les femmes. J’adorais les scènes dans lesquelles le groupe d’amies se retrouvait au café et où elles discutaient de leurs vies et de sujets comme le gaydar. Ca me donnait l’espoir de pouvoir un jour vivre comme elles : entourée de personnes gays, libre d’être moi-même. J’ai dévoré The L Word, c’est devenu ma série-cocon – c’est toujours le cas aujourd’hui ! Bien sûr, ce n’est pas parfait, il y a plein de problèmes de représentations, mais c’était vraiment osé pour l’époque et ça a été extrêmement important pour moi. C’est même une des choses qui m’ont gardée en vie et donné la force de garder foi dans le fait de pouvoir vivre comme ça un jour.

Aujourd’hui, je peux fièrement et joyeusement dire que ça valait la peine de se battre. C’est dingue, de me souvenir de ce que j’ai ressenti en découvrant la série et d’aujourd’hui penser à un couple d’amies à moi sur le point d’avoir un bébé. De me rendre compte à quel point je suis heureuse pour elles. De penser à ma vie de femme lesbienne mariée à une autre femme lesbienne. Et à mon groupe d’ami.e.s, presque uniquement composé de personnes queer.

Depuis Imagine Me and You, j’essaye de regarder tout ce qui se fait de saphique et de lesbien en séries et en films. J’étais à la fac quand Carol [Todd Haynes, 2016, ndlr] est sorti, et ça m’a profondément marquée pour plein de raisons. C’était un film lesbien mainstream que j’étais en train de voir dans une salle de cinéma, pressenti aux Oscar et avec des scènes d’amour VISIBLES A L’ÉCRAN. Aussi, même si c’est un film d’époque, il suggère la possibilité d’une happy end !!! Et Cate Blanchett !!! Je l’ai vu quand je vivais à San Francisco, ce qui n’a fait qu’ajouter au côté spécial de l’événement.

Cate Blanchett à propos de « Carol » : « Personne ne voulait voir deux femmes en train de tomber amoureuse»zv5rs7vsgryswu39 carol

Carol de Todd Haynes

Ça a marqué le début de mon obsession pour l’histoire queer, ce qui est très présent dans mon travail, autant dans le format que dans le style. Mes dessins s’inspirent de l’esthétique des années 1950 et je m’en inspire aussi souvent pour mes histoires. Toutes les œuvres qui m’ont nourrie depuis l’adolescence, quand je luttais pour accepter ma sexualité, m’ont amenée à faire ce que je fais aujourd’hui : elles m’ont montré des possibilités dont j’ignorais l’existence, et c’est exactement ce que j’essaye de faire dans mon travail. Mon but est de montrer des histoires qui existent, ou auraient pu, ou pourraient exister – les innombrables possibilités d’être une femme qui aime une autre femme. »

: Festival Everybody’s perfect, du 4 au 13 octobre à la maison des arts du grütli, à Genève

: Exposition de Jenifer Prince jusqu’au 20 novembre, au Phare

: Table ronde « La joie lesbienne », le 6 octobre à 17h

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V.O.

‘When I was around 14 or 15 years old, I finally accepted the idea that I might be into girls. Before that, even though I knew I was “different”, I struggled to accept and even understand what was different about me. One of the reasons I struggled so much was, obviously, the lack of representation – both in media and in life.

I remember watching a Brazilian soap opera as a kid called “Mulheres Apaixonadas” that aired in 2003. It had this teen lesbian couple that was probably my first glimpse at lesbian representation in mainstream media. As you might guess, their story was full of tragedies and if I remember correctly, they only shared a peck on screen in the finale. I remember the discussions, the adults side-eyeing their story and later I understood how that affected me, because even though I wasn’t aware I liked girls yet, I knew something in their story was relatable to me and that freaked me out because I didn’t want to go through all that.

Years later, once I was more open to the idea of liking girls, I decided to search for and watch everything that I could that had lesbians in it. I just wanted to see what a lesbian was, or could be, because as a teenager born and raised in a small, conservative town, I hadn’t met anyone that was out as gay, which added to my struggle and confusion. At 16 I was working at a Lan House, so I had free access to high speed internet which was perfect for downloading and watching everything I found available. My first lesbian movie was, luckily, “Imagine Me and You”. I remember I just couldn’t believe something so perfect existed. The love story, the acting, the ON SCREEN kisses! I remember thinking “how’s it possible that this movie exists and I’ve never heard of it?” and that got me so excited because I felt like that was an entire world for me to explore, and a world where a lesbian love could be possible.

Not long after that, my next movie was “Lost and Delirious”. It’s such a beautiful movie in many ways, but so terribly tragic. The hope I was cultivating mixed with my old fears and I wasn’t so sure about exploring anymore. However, I finally fully accepted the fact that I was into girls, because up until that point I have never felt so much watching a movie, both “Imagine me and You” and “Lost and Delirious” were cathartic for me in new, deeper ways.

After that, in my lesbian-movies-hunt, I found out about the show “The L Word” and all the promo posters and reviews got me really curious and excited about it because, wow, a lesbian TV show?! Teenage me couldn’t believe this was going to be that good, but, well, it was. I believe I was around 17 years old when I watched the pilot. I remember watching the scene of Bette and Tina kissing after Tina realizes she’s ovulating and Bette says “Let’s make a baby”. I’m not exaggerating when I say that scene pretty much changed my life forever. I mean, a married lesbian couple? Living together? Trying to have a baby?! Teenage me was shocked (and thrilled) to know that was possible! 

Even though the love stories and love affairs were what drew me in to the show in the first place, what I loved the most about “The L Word” was their friendship, the community of women who loved women. I would watch the scenes in which the friend group would be at the cafe talking about their lives or discussing a topic like gaydar and those feelings of hope for a world in which living as a lesbian was possible were back again. It gave me hope that someday I could maybe be somewhat like them: living a life surrounded by gay people, free to be myself. I devoured “The L Word” and it became my comfort show, it still is to this day! Of course it’s not perfect, it has many issues regarding representation, but it was undoubtedly very bold for its time and it was extremely important for me. It’s safe to say it was one of the things that kept me alive and gave me strength with the hopes of experiencing something like that, and today I can happily and proudly say it was worth it to keep fighting through the adversities.

It’s kind of amazing to look back at what I felt when I watched it for the first time and think about my friends, a lesbian couple, that are having a baby soon and how incredibly happy I am for them, my life as a married lesbian to another lesbian and my friend group that is pretty much all queer.

Ever since « Imagine Me and You », I’ve been trying to watch every sapphic and lesbian show and movie that’s been released. I was in college when I first watched Carol and it made a mark on me for many reasons. It was a mainstream lesbian movie that I would watch at a movie theater, with Oscar buzz and ON SCREEN love scenes! Also, even though it was a period movie, it had a possibility of a happy ending!!! And Cate Blanchett!!! I watched it when I was living in San Francisco, which only added to the specialness.

That was the start of my fixation for queer history, which is very present in my work in the format of the style, as I draw inspiration from mid-century aesthetic, and also many times in the storytelling. All of those movies and shows I’ve watched since I was a teen struggling to accept my sexuality are part of the reason I do what I do: they showed me possibilities I once didn’t know existed and that’s exactly what I try to do with my work. My intention is to portray stories that are, or could have been, or can be –  the many different possibilities of being a woman who loves another woman.’