Matthieu Mantovani : Je me suis lancé dans les I.A. génératives très tôt, dès 2022. Quand j’ai enfin eu accès à Midjourney, après plus d’un mois d’attente, il n’y avait que 6 000 personnes. J’ai, depuis, conçu plusieurs séries d’œuvres en travaillant, par exemple, sur des images de foules dantesques ou encore en proposant un Vatican version Gafa. J’ai baigné très jeune dans la photographie et il y avait toujours cette notion de vérité de l’image. Aujourd’hui, cette croyance est devenue obsolète et j’aime travailler autour de la perte de ce repère.
Sébastien Drhey : Je me suis lancé plus tard que Matthieu dans les I.A. génératives et je suis moins prolifique. J’ai conçu plusieurs séries d’images qui épinglent les dérives de nos sociétés de consommation : je travaille donc sur l’idée de doubles, d’uniformisation des masses, avec un rendu très photoréaliste. Ce qui est certain, c’est que ni Matthieu, ni moi, ne pourrions obtenir de telles images avec un autre outil.
MM : Quand on s’engouffre dans les I.A. génératives, on ne peut pas s’empêcher de se questionner sur les changements induits par ces outils. Nous voyons déjà que, dans le milieu de la publicité par exemple, beaucoup d’illustrateurs sont mis de coté. À force de voir cet outil se développer, de voir de plus en plus d’images générées par I.A. sur les réseaux sociaux, j’ai eu à un moment comme un haut le cœur. Il fallait que je cerne mieux tout ça, que j’y donne du sens. Et même aujourd’hui, j’ai encore des doutes : j’aime le travail avec les équipes, avec les chef opérateur. Donc je dois garder en tête toutes ces réflexions en exploitant les I.A. L’outil est extraordinaire, mais économiquement il va avoir un impact considérable.
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SD : Quand nous continuons à travailler pour la publicité, nous cherchons ainsi à intégrer les I.A. à des approches plus traditionnelles. Pour une récente campagne photo, nous avons fait, par exemple, une cession de photographies avec des acteurs, une équipe, etc. Et nous avons ensuite conçu l’environnement en utilisant des I.A.
MM : Nous croyons beaucoup au mélange des technologies, c’est-à-dire à un mix d’I.A. et de techniques déjà éprouvées, comme la prise de vues réelles, la 3D, etc.
SD : C’est aussi cette quête de sens qui nous a poussé à lancer Année Zéro. Année Zéro est un label artistique qui représente, pour l’instant, une vingtaine d’artistes, nous compris. On a vraiment essayé de choisir des gens qui ont un propos et une vision très spécifique de cet outil. Et nous avons alors remarqué que beaucoup d’artistes s’emparent de l’I.A. par intérêt plastique, certes, mais aussi parce qu’il les invite à la réflexion.
MM : Les gens avec qui nous collaborons viennent d’horizons très variés. Par exemple, nous travaillons avec des architectes qui reprennent des images d’archives des années 20 et 30, dans lesquelles ils placent plusieurs logiciels de reconnaissance de mouvement et de visages. Le résultat est unique et très dérangeant. Année Zéro réunit plein d’univers et d’approches différents.
SD : L’I.A est en train d’émerger dans le milieu de l’art contemporain. Elle a, par exemple, relancé les NFT qui étaient en berne. Beaucoup de galeristes, certains très importants, ont montré beaucoup d’intérêt pour notre projet, mais il sont encore dans l’attente.
MM : C’est une des raisons qui a motivé un des principaux projets d’Année Zéro : nous tentons de sortir certaines œuvres du numérique, pour les faire exister de façon plus concrète, parce qu’admirer ces œuvres sur un écran ne suffit pas toujours. Par exemple, nous comptons faire des tapisseries à partir des travaux de Joachim Biehler. Forbidden Toys, que vous avez déjà reçu dans cette rubrique, souhaitait depuis le début que certains des jouets délirants qu’il avait inventés deviennent réels. C’est un projet sur lequel nous avons lancé un spécialiste des effets spéciaux.
Nous pensons également photographier certaines créations en argentique pour en tirer des diapositives. Et parallèlement à l’élaboration d’Année Zéro, nous échangeons chaque mois avec plusieurs galeristes et guettons le moment où ils sauront si tous ces travaux ont, ou pas, de la valeur. Avec Sébastien, nous avons déjà pris le pari que ce secteur va décoller. En somme, nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins.
Photo : Public A.I Confessional (c) Beyond_Humans