DIVINE GANG · Marion Scemama : « Le Pier 34 était un lieu transgressif, qui respirait la sueur, la création. »

[ENTRETIEN] Marion Scemama est une photographe et cinéaste française. Son travail est marqué par sa rencontre en 1984 avec l’artiste américain David Wojnarowicz. Pour DIVINE GANG, on revient avec elle sur son arrivée à New York, où, au bord de l’Hudson River, en 1983, elle découvre un hangar abandonné, le Pier 34, lieu de cruising gay parsemé de grandes fresques homoérotiques. Elle y tourne « Relax, be cruel », un film fantasmatique et radical.


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À l’été 83, au bord de l’Hudson River, vous découvrez cet immense entrepôt abandonné, le Pier 34. Qu’est-ce qui vous amène alors ici, dans ce lieu d’art et de cruising gay ?

Je suis arrivée à New York en 1981. Vous connaissez Jean-Pierre Beauviala ? C’est cet ingénieur formidable, décédé en 2019, qui a inventé des caméras mythiques pour une société d’équipement cinéma qu’il a fondée en 1971, Aaton. Il avait un bureau à New York parce qu’il avait du succès auprès des documentaristes indépendants américains. Il m’a proposé : « Tu veux venir pendant trois mois, pour remplacer un employé ? » Je suis partie en cinq jours, je n’y avais jamais vécu. Et finalement, j’y suis restée cinq ans. J’ai travaillé deux ans pour Aaton. La journée j’allais au bureau, et le soir je sortais en club. Je me couchais tard, alors j’avais négocié pour faire mes heures de midi à 20 heures.

Je ne connaissais pas encore les artistes du East Village, j’étais plutôt tournée vers le clubbing. Un jour, Alain Bizos, un photographe français qui travaillait pour Actuel, m’a parlé de ce lieu, un entrepôt abandonné où des tas d’artistes avaient pris refuge. C’était au pied du World Trade Center, du Financial District. J’ai adoré cet endroit démoli, désespérant et en même temps complètement romantique. L’air y était poisseux, on entendait le vent, les mouettes, les bateaux… Avec ses fresques à connotation sexuelle, et surtout homosexuelle, il y avait quelque chose de mystérieux. C’était un lieu transgressif, qui respirait la sueur, le sexe, la création. Ce qui m’a frappée, c’est qu’aucune des œuvres n’étaient signées. Pour moi, c’était révolutionnaire, on sentait une force collective, qui passait par l’anonymat… Cet été-là, j’ai commencé à prendre des photos ici.

Qu’est-ce que vous vouliez capter de ce lieu ?

J’y suis allée pratiquement tous les jours, pour étudier le mouvement du soleil. Il faisait très sombre, avec beaucoup de couloirs, la lumière passait entre les trous. Certaines fresques n’étaient parfois éclairées que quelques minutes… Je me suis perdue plusieurs fois avant de comprendre l’architecture du bâtiment. C’était dangereux, parce qu’il y avait des crevasses, on pouvait tomber dedans. Des pans de murs complets étaient détruits, tombaient avec des fils de fer qui en sortaient. Les plafonds s’effondraient complètement, on pouvait se faire mal. On racontait qu’il y avait eu des meurtres, que les flics ne s’aventuraient pas ici. J’ai pris des photos noir et blanc, en couleur. À la fin du mois de juillet, je n’avais plus envie de partir. Puisque je travaillais avec Aaton, j’avais accès à des caméras 16mm. J’ai rencontré une fille, Maryse Alberti, qui était camerawoman [elle est aussi directrice de la photographie, par exemple de Poison ou Velvet Goldmine de Todd Haynes, ndlr.]. Je l’ai emmenée, et elle a adoré. Je lui ai dit : « Écoute, j’aimerais faire un film. » Elle m’a répondu : « Banco. »

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Dea Clavenger dans Relax, be cruel

L’héroïne du film, cette fille punk qui déambule, c’est un peu vous ?

Bon, pas tout à fait. Moi, comme elle, je regardais à travers les trous dans les murs, mais je ne peux pas dire que j’étais marginale, j’avais un boulot. Mais j’ai toujours été à l’extrême-gauche. Dans les années 1970, j’étais dans des groupes avec les autonomes. J’aimais l’idée de la violence et de la révolte pour changer la société. Et si je suis hétérosexuelle, j’ai toujours été attirée par la différence. Dans les années 1970, j’ai appartenu à une génération féministe qui a soutenu le FHAR [Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, mouvement activiste gay et lesbien parisien fondé en 1971, ndlr], on était tout un groupe qui travaillait pour Recherches – cette revue qui a fait un numéro en forme de manifeste gay, intitulé « Trois milliards de pervers » en 1974. 

Quelle est l’histoire de l’actrice principale, Dea Clavenger ?

Je voulais que l’héroïne soit une fille. Comme moi, à travers ce lieu, elle devait découvrir des choses qui ne lui étaient pas destinées. Dea Clavenger, je l’ai rencontrée dans une soirée. Je l’ai trouvée extrêmement belle, et j’ai dit à ma copine Maryse : « Mais c’est elle ! » Je lui ai proposé de faire un film dans le Pier 34. Les New Yorkais sont très ouverts, surtout à cette époque où tout n’était qu’expérimentation. C’était une artiste, elle peignait. Elle vivait avec Miron Zownir, le photographe allemand qui est dans le film [on le voit en pleine séance photo érotique, devant une fresque sexuelle du Pier, ndlr.] Lui, il était très porté sur les trucs cuirs, il faisait beaucoup de photos SM… J’ai quitté New York en 1986, et je n’ai plus jamais plus entendu parler de Dea, de Myron.

Jusqu’à ce que dernièrement, je puisse recontacter Myron – en voyant qu’il a publié plusieurs livres de photos, il travaille beaucoup sur les laissés-pour-compte de la société. Il m’a raconté que Dea et lui sont partis de New York en 1992 pour s’installer à Los Angeles, puis à Pittsburgh. Ils ont vécu quelques années ensemble, et à un moment Dea lui a dit qu’elle en avait marre, qu’elle ne croyait plus en son propre travail, ni en celui de Myron. Cette fille très punk, avec un maquillage qui ne la quittait jamais, est alors devenue infirmière. Lui s’est détaché d’elle, il a quitté les États-Unis. Maintenant, Dea vit toute seule dans une maison isolée, dans une forêt à l’abandon. Par son frère, on sait qu’elle a la maladie d’Alzheimer. Je lui ai écrit, envoyé des photos du film, mais je n’ai jamais eu de réponse…

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Myron Zownir et Robert Sherman dans Relax, be cruel

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Robert Sherman dans Relax, be cruel

Comment est venu ce titre, Relax, be cruel ?

Un soir, chez moi, comme tout le monde, je fumais un stick d’herbe le soir à la maison, et j’étais un peu défoncée. J’avais les yeux qui vrillaient en lisant le New York Times, un article sur les nouvelles expressions des jeunes. À un moment, je lis : « Relax, be cruel ». Je me dis, « c’est pas possible, c’est génial comme association de mots, ça ferait un super titre ». Mais en vrai, il était marqué « Relax, be cool », une expression très années 1980.

Comment c’était de tourner dans un lieu de drague gay ?

Le dernier jour du tournage, un dimanche, avec Maryse on est tombées sur deux mecs qui baisaient au bord du fleuve… J’ai pris ce lieu comme il était, et je l’ai peuplé de gens qui ont bien voulu jouer. La scène avec Myron qui photographie deux queers, c’est juste une séance photo qu’on a suivie, on n’a rien dirigé. Ce qui est marrant, c’est que le chauve, Robert Sherman, a été photographié deux ou trois ans après par Robert Mapplethorpe. Ceux qui appartenaient à ce milieu prenaient tout ce qui pouvait les faire connaître, ça les excitait.

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Photos du Pier 34 (c) Marion Scemama

À la fin de l’été, vous apprenez que c’est David Wojnarowicz qui a ouvert ce lieu. Comment se passe votre rencontre avec lui ?

Je lui d’abord laissé plusieurs messages téléphoniques, mais il ne m’a jamais répondu. Il devait se dire : « Oh, une journaliste française… » À un moment j’ai rencontré une artiste française basée à New York, Brigitte Engler. On est devenues amies et on a pris un deux-pièces ensemble, dans le Village. Elle était très branchée sur le milieu artistique du quartier. Un journal qui s’appelait Ici New York nous a embauchées, elle écrivait et moi je prenais des photos. Brigitte a pris des rendez-vous pour des interviews. Un jour, elle m’a dit : « On va rencontrer David Wojnarowicz. » L’entretien a eu lieu dans un restaurant qui existe toujours, l’Avenue Café. Là, je ne sais pas comment dire : je n’ai pas ouvert la bouche. Je l’écoutais parler, il avait une voix profonde, très sensuelle, très grave. Ce n’était pas un beau mec, mais il y avait quelque chose qui émanait de lui. J’étais subjuguée. L’interview a duré assez longtemps, puis je lui ai dit que j’aimerais prendre des photos de lui. Il me dit : « Voyons-nous en janvier, je t’emmènerai dans un Pier que personne ne connaît, le Pier 28. » Le Pier 34 était alors déjà devenu un lieu mondain, des gens descendaient même en limousine pour venir – il y avait eu plusieurs articles sur l’émulation du lieu, ce qui avait attiré encore plus de monde.

Comment s’est déroulée cette première séance photo avec David ?

Il m’a montré des fresques qu’il avait faites là, elles étaient magnifiques. On a pris des photos, et à un moment on s’est mis à parler. On est restés plus de 3 heures dans cet endroit. Je me souviens qu’on a parlé de politique. Je lui racontais comme j’aurais rêvé de faire partie de la Fraction Armée Rouge [un groupe terroriste allemand d’extrême-gauche, qui a existé entre 1970 et 1998, et avait pour but d’installer un régime marxiste en Allemagne tout en soutenant les luttes communistes dans le monde, ndlr.] J’étais attirée par l’histoire romantique de ses leaders, Andreas Baader et Gudrun Ensslin : ils étaient prêts à mettre des bombes partout dans le monde, mais en même temps, ils s’aimaient. J’avais un côté midinette ! Quand je lui ai parlé de ça, j’ai vu que quelque chose se passait dans les yeux de David. Lui m’a parlé de sa vision des États-Unis. Moi qui étais très anti-américaine, qui avait toujours pensé que l’Amérique s’était construite sur le génocide des Indiens, avec David je trouvais quelqu’un qui avait les mêmes idées que moi. Il était d’une radicalité sur les droits des peuples opprimés, des homos, des Noirs, des femmes. On s’est reconnus.

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David Wojnarowicz dans le Pier 28 (c) Marion Scemama

Vous êtes déjà retournée sur les Piers ?

J’ai du mal à revenir à New York, pour moi c’est une ville fantôme. Il y a tellement de gens que je connaissais qui sont morts du sida… Le Pier 34, ce n’est plus qu’un ponton en bois. Ils ont construit une longue balade, près de l’Hudson, là où il y avait tous les entrepôts. Ils en ont gardé quelques-uns pour les fashion week, les foires d’art internationales… Les gens ont déserté avec la crise du sida, il y a eu une grande parano. Après, les rencontres entre hommes se faisaient plus dans les squats, les cinémas pornos…

Un incendie a brûlé toute une partie de vos archives, y compris le premier montage de ce film. Quel élan ça vous a donné pour le remonter ?

Certaines bobines ont brûlé, d’autres ont résisté à l’incendie. Je les avais gardées pendant 40 ans. Je me disais qu’un jour, je regarderais ce film qu’il y avait dedans. J’avais été tellement heureuse de le réaliser, c’était mon tout premier. Je l’ai fait à 33 ans – je ne suis pas chrétienne mais, bon, c’est l’âge de la résurrection du Christ, du renouveau. Après l’incendie, j’ai cherché sur internet un endroit où il y aurait une table de montage 16mm, mais c’est impossible à trouver, ça n’existe plus. En fouillant, je suis tombée sur Lightcone, une association qui lutte pour la distribution et la sauvegarde du cinéma expérimental. Ils ont fait le nettoyage des bandes sonores et images. Il y en a qui n’étaient plus du tout utilisables, mais il en restait quand même pas mal. La structure du film est restée la même, avec un début, une fin, une atmosphère…Il dure 40 minutes – j’aurais voulu qu’il fasse une heure pour que ce soit un long métrage, mais je ne voulais pas alourdir les choses. Au moment de la crise du Covid, je me demandais : « Quand même, si je meurs, qu’est-ce que je laisse derrière moi, à part le travail que j’ai fait avec David ? En mon nom propre ? » Aujourd’hui, le Museum Of Modern Art a acheté Relax Be Cruel, avec tous les rushes, pour conservation.

Le film a été projeté en février 2024 à la Cinémathèque de San Francisco