Cette semaine dans de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+, carte blanche à Lauriane Nicol, fondatrice du media Lesbien raisonnable.
Je trouvais bizarre le décalage entre mes impressions et la façon dont les gens en parlaient : L’Effrontée, pour les autres, c’est ce film d’été sympathique qui a révélé Charlotte Gainsbourg, ce film léger comme tout avec « Sarà perché ti amo » de Ricchi et Poveri en B.O. et qui a (re)mis à la mode le combo marinière/jean bleu. Les meilleures mémoires évoquaient tout juste Bernadette Lafont et Jean-Claude Brialy en excellents seconds rôles. Mais rien de tout ça ne résonnait avec l’émoi ressenti par la jeune Lauriane qui découvrait que ses désirs n’étaient peut-être pas les mêmes que ceux de toutes les filles de son âge.
Moi, j’avais un souvenir flou d’une histoire terriblement cruelle teintée d’un ennui profond, celui des étés de la préadolescence où l’on attend que notre vie commence. Un peu de culpabilité aussi, comme si j’avais franchi un interdit avec ce film, l’un des premiers que j’avais choisi seule de regarder sur la télé familiale. Pas un Disney, pas un Indiana Jones, pas un film avec les sœurs Olsen. Un film de grands, un film déjà vintage à l’époque et qui, je l’avais décidé, serait l’un de mes préférés.
Pendant longtemps, je me suis dit que ce devait être la silhouette androgyne de Charlotte Gainsbourg qui m’avait magnétisée, parfait casting pour incarner l’héroïne entre l’enfance et l’adolescence, souffrant de sa solitude et en même temps incapable de se lier d’amitié avec des gamins de son âge. Charlotte s’ennuie, Charlotte râle, Charlotte est pénible, Charlotte est l’Adolescente ultime.
Ce n’est qu’en le revoyant récemment avec mes lunettes d’adulte lesbienne que tout a fait sens. Déjà, j’ai appris que L’Effrontée est en fait l’adaptation très libre d’un roman de Carson McCullers, Frankie Adams, publié en 1946. Le synopsis, largement oublié dans la mémoire collective semble-t-il, est un conte familier pour de nombreux·ses enfants queer : c’est l’histoire d’une quête d’amitié amoureuse qui n’est rien d’autre qu’une admiration aussi béate qu’unilatérale. Pardon pour l’honnêteté brutale mais, je le sais, on en a tous·tes eues des comme ça.
Dans le film, après un malheureux cours de piscine (le motif de la piscine dans les coming-of-age français, toute une histoire) où elle subit la moquerie de ses camarades, Charlotte tombe sur la diffusion en amphithéâtre d’un concerto de piano mené par une toute jeune pianiste, Clara Bauman (Clothilde Baudon). Charlotte est absorbée, fascinée, saisie, captivée – on a le temps de trouver plein de synonymes tant la caméra reste longuement fixée sur son visage. Est-ce la découverte de la musique de Mendelssohn, le trouble face à l’excellence de la pianiste prodige, sa beauté ou le fait qu’elles aient le même âge ? On ne le saura jamais vraiment (enfin c’est pas Mendelssohn, ça c’est sûr).
Ce que l’on sait, c’est que Charlotte est orpheline de mère : elle vient de l’expliquer dans les vestiaires à une femme filmée nue comme un ver avec un male gaze tape-à-l’œil – on verra ses fesses puis ses seins avant son visage. On sait aussi que son père est ouvrier, qu’elle habite dans le pavillon le plus moche de la ville, qu’elle a un grand frère pénible et que Léone (formidable Bernadette Lafont) joue le rôle de la bonne et de la mère de substitution dans cette maisonnée. Globalement, comme Charlotte a 13 ans, tout l’exaspère : sa famille, son corps, la discothèque « le Roule Roule » sous ses fenêtres, et même Lulu, sa seule amie, une voisine plus jeune qu’elle qui incarne le miroir de ses émotions et de ses restes d’enfance.
La relation avec Jean (Jean-Philippe Écoffey), marin reconverti en ouvrier tourneur, est très claire à nos yeux de 2022 : c’est de la pédophilie. Était-ce aussi clair pour le spectateur de 1985 ? Cet homme adulte se montre très intéressé par la jeune fille de 13 ans, il l’embrassera par surprise et finira par tenter de la violer. Contrairement à ce qui arrive dans de nombreux autres films, ces agressions sexuelles ne sont ni minimisées ni érotisées : Charlotte se défendra avec vigueur, elle sent bien que ce n’est pas ça l’amour, mais elle n’en sera pas particulièrement traumatisée. Ce n’est ni montré comme une mise en garde (« voyez ce qui arrive aux jeunes filles effrontées ! », aurait pu nous dire le film) ni vraiment dénoncé non plus. Ça arrive, ça fait chier, on n’en parle pas et on avance quand même.
Charlotte n’a qu’un but : se rapprocher de Clara qui vient justement jouer un concert dans sa ville. Elles se rencontrent par hasard, Charlotte à pied, Clara en Porsche, et le réalisateur peut jouer du travelling avant sur de la pop italienne entêtante pour montrer l’échange de regards. Charlotte « aime » Clara, elle le lui dira plusieurs fois par message sur le répondeur de la villa de luxe qu’elle loue le temps du concert. Veut-elle être Clara, ou son amie, ou son amoureuse ? Ou bien la voit-elle comme une chance de s’échapper de son milieu social où « tout est moche, tout est petit » ? Un ticket vers la vie d’adulte qu’elle se rêve ? Clara, elle, voit en Charlotte l’enfance qu’elle n’a probablement pas eue, pianiste professionnelle qui a déjà son staff et un emploi du temps surchargé. Hélas, la romance ou l’amitié inéquitable n’a même pas le temps de naître. Cette rencontre avec la grande bourgeoisie, à l’image de la fête à la villa avenue du lac, « c’était beau, c’était comme du théâtre ».
Aujourd’hui, je ne sais toujours pas dire si L’Effrontée est un film lesbien ou crypto-lesbien. Ce dont je suis sûre, c’est que je me suis vue en Charlotte comme rarement ensuite : ne pas savoir où placer le curseur de son irrévérence, vouloir quitter sa ville et son milieu sans savoir vers quoi, confondre admiration, amour et amitié pour une fille, tout y était. Et c’était pas prêt de s’arranger.