QUEER GAZE · « Le Château ambulant » de Hayao Miyazaki (2005)

Queer Gaze, c’est le cinéma LGBTQ+ raconté à la première personne par la journaliste Timé Zoppé, qui évoque aujourd’hui le beau film onirique de Miyazaki.


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En janvier 2005, j’avais 14 ans. Dans la salle arts et essai de Nancy, ma ville natale, je découvrais seule Le Château ambulant d’Hayao Miyazaki avec une impression troublante, celle que le film s’adressait particulièrement à moi. Qu’est-ce qui, dans un film d’animation japonais sur une jeune fille victime d’un sort lui donnant l’apparence d’une dame de 90 ans, pouvait me toucher à ce point ? Dans le film, la malédiction est d’abord un prétexte pour donner à l’héroïne le goût du voyage et de l’aventure : elle tombe rapidement sur une étonnante famille recomposée dans un gros château qui arpente (oui, avec des grandes pattes articulées) des vallées et des montagnes, tout en changeant de forme.

À l’image du cadran sur la porte d’entrée qui modifie le type d’habitation et la géolocalisation du foyer en fonction de la couleur pointée par l’aiguille, tout le film décorrèle ainsi l’apparence et l’intériorité. L’héroïne, l’attachante mais parfois un peu rêche Sophie, apparait ainsi, seulement à nos yeux et à ceux de son amoureux Hauru, alternativement en jeune fille, en vieille dame et dans un hybride des deux alors que les gens la voient toujours comme une vieillarde ; le petit garçon qui s’occupe de la maison se déguise en homme mûr à longue barbe pour sortir dans le monde ; le beau sorcier androgyne Hauru change de peau et de cheveux au gré de ses afflictions et de ses peines de cœur…

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Dans cet univers alternatif, la magie peut même envoyer des âmes humaines habiter le feu, un épouvantail ou un chien. Et tout le monde de trouver ça normal. Ado dans ma petite ville, en 2005 (soit avant les débats autour du mariage pour tous, de la PMA pour toutes et du pronom « iel »), j’avais le cœur qui battait fort, emportée comme jamais dans une fiction qui renversait tous les codes avec une grâce, une inventivité et une fluidité de narration hors du commun. Je ne comprenais pas encore bien que j’assistais en fait à une œuvre queer : l’apparence, l’identité, l’âge, le genre et les désirs sont mouvants, tout cela peut ondoyer au fil du temps et des expériences. Surtout – nous souffle la chute  : cela n’a finalement rien d’une malédiction. On peut vivre heureux en acceptant tout ça de soi et en s’entourant bien.

Le regard doux et pudique de Miyazaki sur ses personnages fluides, cette maison et cette famille qui se reconfigurent à l’infini ont été centraux dans ma construction, à la fois celle de mon identité et celle de mon propre regard. S’est faite jour la nécessité de représenter – et bien sûr mon besoin de voir – d’autres types de personnages et de récits, d’autres schémas que la romance hétéro classique, avec une différence d’âge toujours dans le même sens.

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À cet âge, j’avais déjà vu des films LGBTQ (on parlait d’ailleurs surtout de « cinéma gay et lesbien », reléguant les personnes bi et trans bien au fond du placard) mais rien qui se place aussi subtilement dans « l’à-côté », qui ouvre aussi franchement et simplement des portes dans le grand mur de la norme. D’ailleurs, sans non plus le revendiquer comme un acte militant frondeur. Je n’ai jamais vu Le Château ambulant catégorisé dans le cinéma queer. Il est traditionnellement considéré comme un film d’animation fantastique avant tout destiné à la jeunesse. C’est à mes yeux la meilleure manière de diffuser le génial « queer gaze » qu’il propose.