Queer Gaze est de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.
« Les nouveaux mots aujourd’hui sont : mer, autoroute, excursion et carabine. “Mer” est le fauteuil en cuir aux accoudoirs en bois qui trône dans un salon. » Dans la grande villa avec piscine perpétuellement baignée de soleil, les définitions de la mère résonnent depuis le dictaphone sur lequel elle s’enregistre régulièrement. Les enfants, déjà vingtenaires, emmagasinent – comme souvent vêtus d’habits clairs, décontractes, façon pyjamas. Les deux sœurs et le frère sont de véritables pages blanches : nés et élevés dans la maison, ils n’en sont jamais sortis et n’ont jamais côtoyé qu’une seule autre personne en-dehors de leurs parents, Christina, une douanière payée par le père pour satisfaire les besoins sexuels supposés du fils.
La fratrie a été élevée dans le pur délire de leurs parents, qui leur inculquent un vocabulaire dans lequel les liens entre signifiant et signifié sont redistribués aléatoirement, qui leur racontent qu’on ne peut sortir de la maison qu’en voiture et qu’ils ne pourront apprendre à conduire que quand une de leur canine (d’adulte) sera tombée et aura repoussé.
J’ai découvert le film de Yorgos Lanthimos après sa sortie au cinéma, vers 19 ou 20 ans. D’abord fascinée premier degré par cette fable absurde et glaciale sur un microcosme familial empoisonné, je me suis rendue compte, en lisant (difficilement) le révolutionnaire essai queer Trouble dans le genre de Judith Butler (1990), quelques années plus tard, que le film mettait en scène certaines de ses réflexions.
Le programme du livre est ainsi résumé par le sociologue Eric Fassin dans la préface de la première traduction française (éd. La Découverte/Poche, 2006) : « L’emprise des normes n’exclut pas de penser une prise sur les normes. […] Le pouvoir ne réprime pas seulement ; il fait exister. Il produit autant qu’il interdit. » (p.15) C’est bien le programme du film que de montrer comment d’une situation dictatoriale originelle peut émerger un contre-pouvoir, une saine rébellion.
QUEER GAZE · « New Fag Cinema » par Camille Desombre
Dans son livre, Judith Butler s’attache à montrer comment l’identité est façonnée tout au long de la vie par un ensemble de pratiques qui s’incorporent à force de répétitions. Parmi elles, le langage, sur lequel elle revient à plusieurs chapitres du livre. Le passage sans doute le plus en lien avec le film de Lanthimos se trouve page 230, alors que la philosophe résume et analyse des réflexions de la penseuse française Monique Wittig : « Le pouvoir que Wittig accorde à ce système du langage est énorme. Selon elle, les concepts, les catégories et les abstractions peuvent exercer une violence physique et matérielle contre les corps qu’ils prétendent organiser et interpréter. […] Le pouvoir qu’a le langage de travailler sur les corps est à la fois la cause de l’oppression sexuelle et le chemin pour en sortir. »
Si le langage façonne notre idée du monde, il ne suffit pas de changer arbitrairement le lien entre signifiant et signifié (en appelant par exemple, comme le font les parents dans Canine, « zombis » des petites fleurs jaunes ou « foufounes » des grandes lampes) pour se libérer ou faire la révolution. C’est même ici un outil de coercition puisque, comme les mensonges sur le fonctionnement du monde et les hauts murs qui cernent la villa, ce vocabulaire fallacieux agit comme un rempart isolant un peu plus ces grands enfants de l’extérieur.
Yorgos Lanthimos ne semble pas croire aux définitions imposées mais bien à la puissance de l’auto-définition, possible si tant est que l’on accède à l’altérité et à un langage qui permette de se projeter. Dans le film, « l’élément externe », Christina, déclenche une série de disruptions qui aboutit à une tentative d’émancipation du personnage de l’Aînée (car, bien entendu, les enfants ne sont pas prénommés).
Dans ce paradis du patriarcat, Christina vient prendre l’argent mais aimerait aussi prendre du plaisir. Quand le fils refuse de lui faire un cunni, elle se tourne vers l’Aînée, qui accepte en échange d’un serre-tête – raccord avec le ton solennel du film, les relations charnelles entre les personnages sont dépassionnées, sans doute pour mieux insister sur leur caractère symbolique. Ce « troc » entre Christina et l’Aînée permet à celle-ci de prendre conscience de son pouvoir, de sa capacité d’agir et, quelque part, de sa valeur (celle du serre-tête fluorescent n’étant pas à considérer avec nos normes mais à la lueur des siennes, elle qui confère à chaque nouvel objet entrant dans la maison une grande préciosité). On est d’ailleurs tenté d’y voir, agencé d’une toute autre manière, le même discours que tient le réalisateur dans son dernier film Pauvres Créatures sur l’empowerment qui peut émaner du travail du sexe pour les personnes qui le pratiquent.
Pour l’Aînée, c’est le sésame vers un extérieur – lui aussi fantasmé – quand elle parvient à troquer ses services sexuels à Christina contre des VHS de films qu’elle regarde en cachette. Elle découvre Rocky IV et des Dents de la mer, et ce nouveau langage, celui du cinéma, lui permet une identification puissante, instantanée et surtout libératrice. Instinctivement, elle applique aux films une forme de queer gaze, puisqu’elle dit ensuite à sa sœur vouloir se faire appeler Bruce. C’est la triple révolution : elle revendique le droit d’avoir un prénom, le prénom en question est masculin et est en fait tiré d’un animal (Bruce est le nom du requin dans Les Dents de la mer).
Là où Judith Butler prend l’exemple du drag comme outil pour exercer la performativité du genre – et donc de commencer à se libérer des normes -, Yorgos Lanthimos me semble incarner à peu près la même idée avec ce personnage qui « se trouve » en exerçant la plasticité de son identité, en s’identifiant à des personnages de films, féminins, masculins, voire pas forcément humains.
J’entends que le premier film de Yorgos Lanthimos puisse être jugé trop facilement provocateur. Mais à chaque visionnage, je reste médusée devant son étrangeté travaillée et son avant-gardisme : sa situation initiale « anormale » n’aboutit pas à un plaidoyer pour la norme, mais bien pour une redéfinition queer de la société, dans le sens d’une ouverture du champ des possibles. En introduction de Trouble dans le genre, Judith Butler revenait sur les motivations de son projet en ces termes vibrants : « Je l’ai fait par désir de vivre, de rendre la vie possible et de repenser le possible en tant que tel. » Meilleur programme.
Au programme également : Savourez gratuitement Il faut que je l’aime (1994), le tout premier court métrage du génial Sébastien Lifshitz, une fiction expérimentale audacieuse autour de l’introspection et du deuil amoureux.
A l’occasion de l’exposition de la Cinémathèque française consacrée jusqu’à fin janvier à la cinéaste, retrouvez la collection Agnès Varda en Californie, qui regroupe tous les films de sa période américaine.
Et si vous voulez découvrir le chef d’œuvre d’un des plus grands cinéastes de tous les temps, on vous offre le génial Jour de Colère (1943) de Carl Theodor Dreyer, plongée dans le Danemark du XVIIe siècle, en pleine chasse aux sorcières.