I.A. QUOI ? · Les acteurs et leurs doubles

L’édito de Julien Dupuy. L’usage des I.A. est au cœur du conflit qui oppose actuellement les comédiens hollywoodiens aux compagnies de production américaines.


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En sortant d’une première rencontre avec l’AMPTP (un conglomérat réunissant 350 compagnies de production américaines), un des leaders des grévistes, Duncan Crabtree-Ireland, a ainsi rappelé comme le rapporte Deadline que « les majors refusent de reconnaître que l’on ne peut pas attendre des gens qu’ils cèdent leur nom, leur image, leur voix et leur personnalité à un conglomérat d’entreprises qui refuse de dire ce qu’il va en faire à l’avenir ».

Cette question de la maîtrise de son image liée aux doubles de synthèses et aux manipulations numériques n’est pas neuve. En 1997 déjà, la Maison Blanche s’était offusquée du fait que Robert Zemeckis ait détourné des vidéos du Président des États-Unis de l’époque, Bill Clinton, pour l’importer dans une scène de son film de science-fiction, Contact. Mais ce qui n’était qu’une exception il y a 26 ans est devenu une nouvelle norme : la performance et l’accessibilité des outils aujourd’hui disponibles ont mis les comédiens et, par extension, toute l’industrie au pied du mur. Et ce d’autant plus que n’importe quel comédien figurant dans un blockbuster, est désormais scanné de pied en cape par les équipes des effets spéciaux pour obtenir un double numérique capable d’accomplir, par exemple, des cascades homériques. Le comédien John Cusack, autre figure de proue de la grève, a ainsi déclaré ceci, comme le rapporte Variety : « Les studios veulent faire travailler les figurants un jour, les scanner, posséder leur image pour toujours et les éliminer de l’industrie (…) Voilà ce qu’est l’I.A. : un gigantesque vol d’identité ! »

Quelques mois avant que la grève n’éclate, Keanu Reeves s’était également interrogé sur la question lors de la promotion de John Wick : chapitre 4. Confronté à l’innovation des technologies numériques depuis Matrix (son double de synthèse figure dans une folle quantité de plans du film), l’acteur avait alors déclaré à Wired : « Toutes ces technologies sont formidables (…). Mais il y a derrière tout cela d’énormes corporations qui cherche à contrôler ces outils. Culturellement, socialement, nous allons être confrontés à la valeur du réel. » Il est à ce titre intéressant de noter que le comédien avait imposé sur son contrat du dernier John Wick que ses doublures numériques ne devaient en aucun cas être exploitées pour modifier son jeu d’acteur. Il est ainsi devenu l’un des premiers acteurs à tenter d’encadrer l’exploitation de son image.

Encore très floue pour le moment, la question du contrôle de l’image des comédiens risque donc de rapidement évoluer. Et si la grève devrait faire bouger les lignes, le changement pourrait aussi provenir des créateurs des I.A. eux-mêmes. Tom Graham, le cofondateur de Metaphysic, société leader sur le marché du deepfake, s’est en effet lancé depuis quelques semaines dans une bataille juridique avec le bureau américain du copyright pour déposer les droits de son double numérique. Quand bien même la procédure promet d’être longue et le verdict pour le moins incertain, Metaphysic qui travaille parallèlement avec l’agence artistique CAA, espère créer un précédent et décrisper ses clients potentiels sur l’épineuse question de la maîtrise de leurs prouesses numériques.

 + Le site officiel de Metaphysic.

+ Un excellent article très synthétique de notre confrère Philippe Guedj, pour mieux comprendre les raisons de la colère des comédiens hollywoodiens.

I.A. PLAYLIST

Christopher Nolan explique en quoi son film Oppenheimer est, aussi, une mise en garde sur l’exploitation des I.A. : « Lorsque je discute avec les principaux chercheurs en I.A., ils parlent littéralement de leur « moment Oppenheimer ». » (Lien de l’article, en anglais)

Tom Cruise est une des cibles privilégiées des manipulateurs d’images numériques. En voici un exemple hilarant avec la bande-annonce de Mission: in Hospital (Mission : à l’hôpital).

Et si les monuments les plus célèbres se déclinaient à la sauce Barbie ?

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Le créateur Macilento a imaginé avec l’aide de Midjourney des chambres déclinées selon des films culte.

I.ARTISTE 

Avec plus de 14 millions de vues en deux jours, la vidéo Cursed Heidi est devenue un vrai petit phénomène viral avec cette seule accroche : « J’ai demandé à une I.A. de générer une bande-annonce pour un film Heidi et maintenant je ne pourrai plus jamais dormir tranquille.» Son auteur, le producteur/réalisateur/humoriste suisse Karpi (alias Patrick Karpiczenko) revient sur la conception de ce court-métrage et nous offre son point de vue sur l’utilisation de ces outils.

« Je suis Suisse et j’ai grandi dans les montagnes. Donc le cauchemar auquel vous assistez dans ce court-métrage est très réel pour moi ! Je me suis intéressé très tôt aux technologies numériques. J’ai codé, j’ai programmé des robots et, logiquement, j’en suis venu aux générateurs par I.A. Ce qui me fait beaucoup rigoler avec ces outils, ce sont les erreurs : les visages sont encore très mauvais, les membres sont hilarants et les générateurs ont un mal fou à retranscrire les émotions humaines. L’humour de mon court-métrage vient vraiment, je pense, de la juxtaposition de l’innocence de l’histoire d’Heidi avec l’étrangeté de ces générateurs d’images. Dans quelques mois, quand tous ces outils seront plus performants, ce genre de création ne sera plus aussi drôle.

Cette vidéo est venue du fait que je montre actuellement à ma fille l’adaptation animée d’Heidi conçue par Hayao Miyazaki et Isao Takahata. C’est une série merveilleuse et bizarre à la fois, puisqu’elle est en décalage avec la réalité suisse : ni Miyazaki, ni Takahata n’avaient pu visiter l’Europe à l’époque de la conception de la série. Ils se basaient donc sur un phantasme. Je me suis donc dit qu’il serait intéressant de voir quelle serait la vision qu’aurait une I.A. d’Heidi en convoquant tous les clichés liés au personnage éponyme. Créer avec une I.A. est un jeu de ping-pong : le générateur répond à vos idées et, ce faisant, vous en fournit de nouvelles. Je me suis donc laissé porté par ce que les générateurs proposaient et le court-métrage est devenu de plus en plus absurde, horrifique et méta. J’ai aussi tenté de pousser l’étrangeté de l’IA, par exemple en lui demandant de créer un personnage qui « rigole de façon hystérique ». Les I.A. réagissent de façon très curieuse aux sentiments extrêmes.

Pour le moment, j’adore le fait de pouvoir être surpris par tous ces outils. C’est foisonnant. En tant que réalisateur, tous ces générateurs d’images sont formidables pour communiquer avec, par exemple, les artistes conceptuels. Et je m’en sers aussi pour vendre mes idées : quand on est comique et que l’on aime travailler autour de gags bizarres, il est très difficile de faire comprendre nos objectifs à des interlocuteurs financiers. L’I.A. me sert énormément sur ce point. Pour l’instant les I.A. ne sont qu’un gain mais j’ai conscience que ces outils vont tout changer. Ça peut mal se passer. Mais à mon avis, le souci c’est le capitalisme, pas les I.A. Si, en tant que société, nous ne parvenons pas à les gérer correctement, ça peut devenir une tragédie. En attendant, tous ces générateurs sont inspirants et exaltants : toutes nos images, tous nos travaux qui se retrouvent sur Internet nous donnent accès à cette sorte de rêve hallucinatoire collectif. C’est dingue ! »

I.A. la semaine prochaine !

Image de couverture : John Wick : chapitre 4 de Chad Stahelski