Comment ta pratique du stylisme se conjugue avec le cinéma et l’activisme ?
Le cinéma, c’est une référence dans pratiquement tout ce que je fais, surtout celui de John Waters. Et pour moi, la mode est très politique, elle concerne tout le monde mais il y a une vraie disparité dans qui peut y avoir accès. Il y a non seulement les gens qui n’en ont pas les moyens, d’autres qui n’y sont pas représentés. Moi-même, je ne suis pas représentée. L’idée, c’est de faire bouger les lignes. J’essaye toujours de le faire avec beaucoup d’humour car, dans cet univers, le ton est souvent très grave. Le cinéma, c’est un bon moyen de faire rire, et c’est un média qui reste universel. Je trouve fascinant d’avoir les retours des gens sur Feast And Furious. Plein de meufs grosses me remercient de les représenter, ça me touche beaucoup. Le fait d’oser montrer des corps qu’on n’a pas l’habitude de voir, tenter de les mettre en valeur, juste les faire vivre et exister dans un espace qui les rejette normalement, c’est une vraie révolution – aussi petite soit-elle.
DIVINE GANG · John Waters : « Une fois qu’il y a eu Avatar, un pénis qui parle, c’est rien ! »
Feast And Furious commence par une référence à une scène de Mondo Trasho de John Waters. Comment cette icône qu’est Divine t’inspire ?
Je l’ai découverte assez tardivement, au début de mes études d’art, dans les films de John Waters. J’étais fascinée : elle était punk avant les punks, drag avant les drags. Elle a réussi à laisser une marque indélébile par rapport au genre, au corps, dans la folie aussi. Elle a quand même mangé de la merde [dans une scène de Pink Flamingos de John Waters, ndlr.] Dans les films de Waters, il n’y a pas que Divine, il y a Edith Massey aussi [qui joue dans Pink Flamingos, Female Trouble, ou Desperate Living de John Waters, ndlr]. Quand j’ai un peu lu sur elle, dans les livres de Waters ou ceux de Cookie Mueller [l’une des actrices des films de John Waters, également autrice du livre Traversée en eau claire d’une piscine peinte en noire, ndlr], ça m’a un peu rappelé ma grand-mère, cette histoire de femme qui n’attend plus rien de la vie puis rebondit. Leur parcours touche aussi à une histoire plus globale : que fait-on des gens qui ne rentrent pas dans les normes ? Divine a pu représenter toute une partie de la population en étant complètement unique. J’espère pouvoir lui rendre hommage le plus longtemps possible.
STORY · Et John Waters créa Divine
Selon toi, la mode a-t-elle encore beaucoup à faire pour être réellement inclusive envers les personnes grosses ? Où en est la situation aujourd’hui ?
La mode a encore tout à faire. Il y a deux ou trois saisons, on a vu une recrudescence des mannequins grandes tailles dans les défilés. Maintenant les maisons ne s’intéressent plus du tout à ce sujet. La nouvelle trend, c’est l’heroin chic [look qui met en valeur des corps pâles, anguleux, émaciés, ndlr], on revient à des corps très maigres. Le fait que le body positive soit sur le devant de la scène aussi rapidement comportait un risque : que ce ne soit qu’une tendance. Et aujourd’hui elle est passée : Kim Kardashian s’est fait enlever son cul et Bella Hadid, qui incarne l’extrême minceur, est l’égérie de l’époque.
Plus ça va, plus je me demande si la solution réside dans le système tel qu’il est actuellement, si on ne devrait pas tout simplement créer autre chose. Moi, je suis styliste chez Lacoste : j’essaye de faire avancer les choses, mais je rencontre souvent des murs, au niveau du marketing, par rapport à des gens qui ne se rendent pas compte que leurs vêtements ne vont pas à tout le monde. La grossophobie est une discrimination très normalisée, on a peu de porte-paroles, peu de personnes grosses prennent de la place dans l’espace médiatique. Je pense qu’il faut éduquer le plus de gens possibles sur ce sujet, ça doit commencer par nos formations d’art ou de mode. Mais si ça n’avance pas dans la société, je ne vois pas pourquoi ça avancerait dans la mode.
Tu parles de créer un système alternatif – à quoi pourrait-il ressembler ?
Je pense qu’il s’imagine à plusieurs, il faut du collectif. Cela pourrait être des ateliers où chacun peut venir avec ses vieux vêtements pour en faire de nouveaux. C’est peut-être un peu utopique mais à l’échelle de chaque ville, il pourrait y avoir de petits labos de vêtements. On pourrait aussi revenir au sur mesure. Parce qu’au final, la mode grande taille, elle est apparue entre 1912 et 1915 aux Etats-Unis avec la standardisation des tailles. L’origine, c’est la marque Layne Bryant qui avant faisait des vêtements pour femmes enceintes : ils se sont rendus compte que ce marché de vêtements grandes tailles était un créneau à prendre, car rien n’existait. Leurs vêtements se vendaient très bien, mais leurs pubs étaient axées sur le fait d’affiner sa silhouette, jamais sur celui de laisser le corps vivre. C’est aussi avec la standardisation des tailles que la grande taille est devenue une spécialité. C’est là qu’a commencé l’exclusion, car avant, le vêtement pouvait s’adapter à tous les corps. Aujourd’hui, c’est le corps qui doit s’adapter au vêtement, plus le vêtement qui s’adapte au corps. La mode a complètement oublié qu’elle devait habiller un corps – c’est affolant.
DIVINE GANG · Gregg Araki : « « The Doom Generation » parle aux kids de manière très puissante. »
Qu’as-tu fait avant de devenir styliste ?
Quand j’étais ado, j’étais la bassiste dans un groupe de quatre meufs, The Velociraptors. On faisait des petits concerts autour de Strasbourg, on était toutes mignonnes, on se prenait pour les Runaways. Ensuite, je suis partie vivre à Londres un an, je ne savais pas trop quoi faire de ma vie, je travaillais dans des bars avant de rentrer en France, car j’étais fauchée. Je me suis inscrite à la fac d’anglais, mais ça ne s’est pas bien passé du tout. J’ai fini par aller en prépa d’art à Toulouse, puis j’ai eu les Arts décos, ça fait six ans que je suis arrivée à Paris. Là, j’ai commencé à assister sur des défilés, dans les fashion weeks, tout en travaillant dans des bars. Et j’ai commencé à bosser en freelance il y a 4 ans, avec des artistes, des marques, à la fois dans l’élaboration de leur direction artistique et dans le stylisme. J’ai pu faire des pièces sur mesure, comme les pièces dans Feast And Furious. Et j’ai signé mon CDI chez Lacoste il y a deux semaines !
Comment as-tu imaginé le banquet de Feast And Furious, qui mêle tout à la fois gâteau de knackis, Heineken mais aussi huîtres et champagne ?
Je voulais plein d’univers différents qui représentent la pluralité des personnes que j’ai envie de représenter. Je ne pouvais pas faire une table sans Heineken : je viens de Strasbourg. Il fallait aussi des trucs un peu plus fancy. J’avais envie qu’il y ait des clashs d’époque, qu’on ne puisse pas trop dater le projet, car si on veut retrouver les images des personnes grosses, il faut revenir à très longtemps dans le passé. Il y a donc des éléments très années 1980, comme les manches gigot, qui se mêlent à du plus actuel, comme les combinaisons intégrales type Balenciaga.
Il y a l’idée de faire communauté à travers ce banquet ?
Exactement. Faire communauté, rassembler, fédérer autour d’un repas. J’avais aussi l’idée d’un diner de gala – en général, c’est quand même réservé à une élite dans laquelle les personnes grosses ne sont pas incluses. Je voulais reprendre le pouvoir par rapport à ça en rassemblant des grosses à table, les transformer en invitées et en bouffe, dans toute leur splendeur.
On sent chez toi un grand amour de l’esthétique camp. Qu’est-ce qui t’intéresse là-dedans ?
C’est le décalage. C’est d’abord un truc qui est subi – en réalité on aimerait tous avoir de vrais objets de luxe. Mais c’est hyper intéressant de se jouer des codes du luxe tout en étant cheap. Je crois que c’est ça qui m’intéresse : fake it or make it !
LA BO de Feast And Furious apparaît comme une manière de montrer l’importance des personnes grosses dans la pop culture.
Oui, tout le projet Feast And Furious découle de mon mémoire de fin d’étude, qui s’intitule Fat And Furious. C’est un manifeste qui recense la présence des personnes grosses dans l’espace médiatique et la culture populaire. J’avais fait des recherches pour retrouver les gros dans l’histoire. Dans ce cadre, j’avais fait une playlist avec Gras Politique, une asso qui lutte contre la grossophobie avec laquelle je militais. J’ai essayé d’y mettre des chansons soit qui parlent de personnes grosses, soit qui sont interprétées par des personnes grosses. Juste pour montrer que c’est possible : si on doit nous inclure, on peut.
I’m so Beautiful (1984) – Divine
Some Girls Are Bigger Than Others (1986) – The Smiths
Fat Bottomed Girls (1978) – Queen
Get Your Freak On (2001) – Missy Elliott
Quels artistes t’inspirent ?
Je suis très inspirée par la sensibilité de Nan Goldin : il y a quelque chose de très pur dans ses photos. Le cinéaste , j’aime beaucoup ce qu’il fait aussi. C’est une personne hyper inspirante, qui garde une éthique, une bienveillance à tous les égards que je trouve tellement précieuse. Il y a aussi les groupes de rock que j’écoutais petite, The Cure, Queen, les Smiths – même si Morrissey est devenu réac’, il a quand même fait une chanson sur les grosses. Je lis aussi beaucoup Paul B. Preciado, ça me chamboule toujours, ou les livres d’Alice Pfeiffer : ce sont des grandes références sur la beauté, comment la déconstruire.
Sur quoi tu travailles en ce moment ?
En ce moment, je travaille sur une petite édition de Fat And Furious, que j’aimerais bien éditer sous forme de fanzine pour pouvoir le distribuer au plus grand nombre. J’aimerais bien essayer de refaire une collection mais je ne sais pas ce qu’il y aurait dedans. Et j’essaye aussi de faire mon petit cheval de Troie chez Lacoste pour y intégrer les personnes grosses.
AU MENU DE FEAST AND FURIOUS – Sophia Lang commente ses créations
« Cette création, c’est un hommage à Divine et à sa robe rouge de Pink Flamingos. À la base, j’aurais aimé qu’elle soit tout en tafta, mais pour donner cet effet camp, j’ai voulu le mélanger avec du lycra : ce sont deux matières qui, normalement, ne se mélangent pas du tout. C’est une robe très flex, qui peut s’adapter à différents corps gros. »
« Je voulais que ça ressemble à une huitre, d’où le choix de matières : j’ai travaillé avec du velours gris-bleu, avec des perles en fermoir. Je la voulais élégante, que ça fasse robe de gala, et qu’en même temps on voit de la peau : j’ai donc pris soin qu’on ne cache pas les bourrelets du dos et qu’il y ait un petit aperçu du début de la rondeur des seins à l’avant. Cette robe est très fluide. »
« Ce sont deux manteaux-peignoirs pensés pour avoir beaucoup de volume et jouer sur le col. J’ai récupéré de vieilles serviettes chez Guerrisol, que j’ai teint en vert pour faire effet brocoli. Chaque petite fleur de brocoli est cousue à la main sur le col. Sous les manteaux, ce sont des combis intégrales à la Balanciaga – même si Balanciaga n’a jamais fait de grandes tailles. Pour le chou-fleur, j’ai récupéré un velours plus lourd, plus chaleureux. J’ai formé de la dentelle au col, au bas du manteau, et aux manches. »
« C’est un jersey, donc il s’adapte à plein de corps. Tout a été brodé à la main, des petites perles en verre, des petits fruits qui bougent. Le haut, c’est un ensemble fermé avec deux petits boutons croissants en plastique, avec des perles en verre soufflé, toujours pour rester dans le thème de la grande bouffe. Là, il y un clash de matières qui m’intéresse, très camp. »
« Cette robe meringue est portée par Yvette, ma grand-mère, qui est trop mignonne dedans, je ne m’en remets toujours pas. Elle reprend les codes des robes des années 1980, avec de grosses manches gigot, le taffetas. Pour la faire, j’ai pris un patron Burda [magazine de mode qui propose des patrons de couture, ndlr] des années 1980, que j’ai modifié à la taille, raccourci, et auquel j’ai ajouté du volume en bas. Il y a aussi un décolleté que j’ai changé pour qu’il soit plus plongeant. »