Regardez gratuitement l’adaptation du chef d’œuvre de Jack Kerouac sur mk2 Curiosity, avec Kristen Stewart, Garrett Hedlund, Sam Riley… Et retrouvez notre interview du réalisateur Walter Salles, réalisée par Auréliano Tonet en 2012.
Mise à jour le 29/04/ 2020. Ce film n’est désormais plus accessible. Découvrez les films offerts sur mk2 Curiosity en cliquant ici
Depuis son premier long métrage, A Grande Arte, en 1991, Walter Salles est passé maître en l’art de la dérobade. Larcins, fugues, échappées belles jalonnent ses road movies comme autant d’étapes d’une quête identitaire enlevée, sensible et surprenante. Parrainé par Francis Ford Coppola pour adapter Sur la route de Jack Kerouac, avec Kristen Stewart en 2012 (diffusé gratuitement pendant une semaine sur mk2 Curiosity), le Brésilien s’est approprié le roman à sa manière, en le trahissant pour lui être plus fidèle. Entre urgence et contemplation, entretien de haut vol avec un brigand de grand chemin.
Vous souvenez-vous de votre réaction lorsque vous avez lu pour la première fois Sur la route ?
J’ai lu le livre à un moment difficile de la vie brésilienne, les années de plomb du régime militaire. La presse et l’édition étaient sous censure, et Sur la route n’était pas publié en portugais. Je l’ai lu en anglais. Dans ce récit initiatique, tout était à l’opposé de ce que l’on ressentait dans le pays. Le souffle libertaire de Dean, Sal et les autres personnages du livre, le mouvement constant, l’expérimentation, le sexe, le jazz ou la drogue étaient comme le contrechamp de ce que nous vivions.
J’ai donc été profondément marqué et je n’ai pas été le seul. J’avais 18 ans et, à l’université, le livre passait de main en main. Symptomatiquement, la publication de Sur la route au Brésil coïncide avec les mouvements pour la redémocratisation du pays, en 1984. Le livre avait une telle qualité emblématique pour moi que l’idée de l’adapter à l’écran ne m’efflleurait même pas. Ce n’est qu’après l’invitation de Zoetrope Studios, à la suite de la projection de Carnets de voyage à Sundance en 2004, que le projet a peu à peu pris corps.
Plus largement, quelles sont vos affinités avec la Beat Generation ?
J’ai été adolescent à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Pour ceux de ma génération, il n’était pas difficile de comprendre que la plupart des mouvements libertaires qui nous marquaient trouvaient leur origine dans la génération de Ginsberg, Kerouac, Burroughs, di Prima, Baraka. Ils ont tout simplement redéfini la manière dont nous vivions ou désirions vivre. Le poète Michael McClure, qui faisait partie du mouvement, le dit plus clairement que moi : « Un jeune mec de 21 ans m’a demandé l’autre jour ce qui était arrivé à la Beat Generation. Il s’habillait et se coiffait comme il voulait, était contre la guerre en Irak, s’intéressait à l’écologie et au bouddhisme… Je lui ai posé la même question : “Oui, où est la Beat Generation ?” Elle était en lui… Pas facile, parfois, d’expliquer cela aux gens ; aucun besoin, d’ailleurs. »
De Central do Brasil à Carnets de voyage, le road movie est l’un des fils directeurs de votre filmographie. Qu’est-ce qui vous attire tant dans ce genre cinématographique ?
Les road movies comme Profession : reporter de Michelangelo Antonioni ou Alice dans les villes de Wim Wenders m’ont amené au cinéma. La quête identitaire au cœur de ces récits, l’improvisation qui les nourrit, le fait que les transformations de ces personnages en mouvement ne sont pas extérieures mais intérieures, l’imprévisibilité des histoires et des tournages, tout cela explique ma fascination pour cette forme de cinéma. Les road movies ne portent pas sur ce qui est dit mais sur ce qui doit être ressenti. Abbas Kiarostami parle du cinéma comme de l’invisible qui complète le visible, c’est parfois ce que je ressens en regardant un road movie. Je viens de le vivre avec Il était une fois en Anatolie, de Nuri Bilge Ceylan, un film d’une ampleur unique.
À rebours des road movies étirés des années 1970, tels Macadam à deux voies, vous filmez souvent caméra à l’épaule et optez pour un montage très alerte et « cut ».Qu’est-ce qui a motivé ce contre-pied ?
Avant tout, la volonté d’être en harmonie avec le « flux de conscience » qui est à la base du récit de Kerouac. Nous avons beaucoup parlé avec Éric Gautier durant les années où le film ne se concrétisait pas. Cela nous a permis de nous comprendre sans avoir recours à la parole, à plusieurs reprises sur le tournage. La Aaton Penelope, une caméra très légère créée par Jean-Pierre Beauviala, a été un instrument vital dans ce désir d’être solidaire des personnages, d’expérimenter avec eux. Puis, le travail de François Gédigier au montage nous a permis de trouver le rythme interne du film, parfois très « cut », parfois plus contemplatif, pour capturer les moments « entre » les scènes.
Comment avez-vous réuni le casting ?
À partir de 2004, le casting s’est mis en place au fil des années. Kirsten Dunst a été la première actrice avec qui j’ai parlé, pour jouer Camille. Je la trouve toujours d’une grande justesse… Pour Kristen Stewart, ça s’est passé de manière imprévue. Gustavo Santaolalla et Alejandro Iñárritu venaient de voir un premier montage d’Into the Wild et m’ont dit : « Ne cherche plus pour Marylou, la fille est dans le nouveau film de Sean Penn et elle est géniale. » J’ai rencontré Kristen juste avant que la folie Twilight ne commence, et elle est restée fidèle au film pendant toutes ces années d’incertitude. Quant à Garrett Hedlund, il est venu faire un essai. Il a demandé à lire un texte qu’il avait écrit dans un bus, entre le Minnesota et Los Angeles. À la moitié de la lecture, j’ai eu la certitude que Dean Moriarty, c’était lui. Il a lui aussi attendu des années, d’autres films sont venus, il m’a toujours appelé pour me demander s’il devait les faire ou pas. Une amitié s’est construite dans cette confiance mutuelle, comme avec Gael García Bernal. Concernant Sam Riley, enfin, j’avais vu Control, il était brillant dans le film, et ses essais ont été d’une vive intelligence et d’une grande précision.
La Ford Hudson ’44 est l’un des personnages-clés de Sur la route : c’est un lieu de disputes, de désir, de rencontres…
Ah, la Hudson… Elle est en effet un personnage à part entière, comme « La Poderosa » dans Carnets de voyage, la moto Norton de 1947 d’Alberto et Ernesto. L’intérieur est assez grand pour accueillir une petite équipe de tournage. On a couvert 7 000 kilomètres non-stop avec elle en sillonnant les États-Unis, lors du tournage de deuxième équipe. En chemin, des gens reconnaissaient la voiture et venaient nous en parler… Il y a un culte de la Hudson, et ça nous a permis de faire des rencontres assez uniques. Dont plusieurs mécaniciens hauts en couleur, confessons-le… J’ai toujours aimé les films de Steve McQueen pour son jeu en retrait, d’une grande intelligence, mais aussi pour sa dextérité au volant. Garrett a un peu ses qualités, il fait corps avec la voiture, ce qui nous a permis de faire des scènes avec les acteurs a des vitesses… comment dire… pas très réglementaires.
Sur la route offre une large place aux grands espaces. Comment avez-vous pensé la photographie du film avec Éric Gautier ?
La géographie physique est au cœur du livre, mais moins que ce qu’on pourrait nommer la géographie interne des personnages. Ann Charters dit, dans un de ses textes sur Sur la route, que le livre peut aussi être compris comme un récit sur la fin de la route. Les États-Unis se sont définis à partir de cette marche vers l’Ouest, et ce n’est pas un hasard si le western est le genre cinématographique nord-américain par excellence. L’occupation du territoire correspond au début de la fin du rêve américain, et les personnages de Sur la route portent cette dichotomie en eux.
Filmer ce désir de dévoiler ce qui leur était inconnu, mais aussi leurs conflits internes, le début de la fin de ce rêve, était ce qui nous intéressait. Éric Gautier, avec son intelligence aiguë, a bien compris cet enjeu depuis le début. Il guette les personnages, leurs oscillations, caméra à la main. Comme Éric le soulignait, tourner Sur la route en noir et blanc aurait été faire ce qui était attendu, comme une citation des Américains de Robert Frank… Je préfère garder le noir et blanc pour un film contemporain – ce que j’avais fait dans Terre Lointaine, un film sur les années 1990 au Brésil, tourné en régime d’urgence.
Vos personnages sont pour la plupart situés en marge de la société. Pourquoi cet attrait pour la périphérie ?
Parce que le centre n’est jamais très intéressant. Les road movies ne sont jamais sur ce qui se passe au centre, mais dans la marge.
Entretien réalisé par Auréliano Tonet en 2012 pour le magazine TROISCOULEURS.
Photo de couverture : (c) Gregory Smith / MK2 Diffusion