Delphine Seyrig en six rôles iconiques

Fée malicieuse chez Jacques Demy, héroïne moderne chez Alain Resnais, vamp lesbienne chez Harry Kümel… À travers une filmographie exigeante et engagée, l’actrice-réalisatrice, aussi militante féministe, a toujours pris soin d’échapper aux carcans, se jouant des étiquettes avec une liberté folle. Retour, en six rôles, sur la carrière subversive de cette comédienne qui répétait qu’elle


Fée malicieuse chez Jacques Demy, héroïne moderne chez Alain Resnais, vamp lesbienne chez Harry Kümel… À travers une filmographie exigeante et engagée, l’actrice-réalisatrice, aussi militante féministe, a toujours pris soin d’échapper aux carcans, se jouant des étiquettes avec une liberté folle. Retour, en six rôles, sur la carrière subversive de cette comédienne qui répétait qu’elle ne voulait pas être une star. 

 

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Jeanne Dielman dans Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles  de Chantal Akerman (1975)

Avant ce chef-d’oeuvre fondateur, aucun film n’avait enregistré avec un réalisme aussi clinique le quotidien aliénant d’une femme au foyer. Delphine Seyrig y interprète une veuve, mère d’un adolescent, qui prépare les repas, fait la vaisselle, change les draps et… se prostitue à son domicile. Une chorégraphie implacable, que Chantal Akerman filme lentement, à coup de plans-séquences étirés qui laissent décanter la solitude et le désespoir de son personnage. Rarement Delphine Seyrig aura occupé l’espace d’une façon si ambiguë, devenue l’héroïne de ces rituels banals, absents du cinéma français classique. Reine d’un royaume en train de s’éteindre, sa silhouette arpente les couloirs vides, ferme les portes inlassablement, coupe les pommes de terre avec minutie.

Surtout, en confiant à Delphine Seyrig un rôle à contre-emploi, loin de l’image sophistiquée qu’on lui connaît, Chantal Akerman donne à Jeanne une identité politique, universelle : « Je me suis dit que ce qui était extraordinaire, c’est qu’elle n’était pas ce personnage. C’était une grande dame. Il fallait quelqu’un qu’on avait pas l’habitude de voir faire la vaisselle, pour que ça devienne visible » explique-t-elle. Militante engagée dans la vie, Delphine Seyrig devient avec Jeanne Dielman une icône féministe, déconstruisant les stéréotypes sociaux de la femme au foyer. • LÉA ANDRÉ-SARREAU 

Image © Paradise Films

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Kate dans Le Jardin qui bascule de Guy Gilles (1975)

Karl, un jeune tueur à gages ténébreux (campé par Patrick Jouané, fidèle acteur des films trop méconnus du cinéaste français Guy Gilles), est envoyé en mission pour exécuter une mystérieuse femme habitant dans une grande demeure au bord de l’eau. Mais en faisant sa connaissance, le truand, qui a pourtant la gâchette facile, en tombe amoureux… Et on le comprend, tant Guy Gilles transforme, à travers cette tragédie à l’esprit épicurien, chaque apparition de ce personnage solaire en événement. Dans le décor bucolique d’une petite ville provinciale à la beauté figée, Delphine Seyrig incarne avec un naturel désarmant cette femme à la fois gaie, mélancolique, cruelle et sensuelle, qui n’est pas sans rappeler les héroïnes frondeuses imaginées par Colette pendant les Années folles, avec cette façon si particulière de mêler élégance aristocratique et liberté indomptable. Qu’elle soit dissimulée derrière les feuillages du jardin ou qu’elle se pavane, à la Marilyn Monroe, en robe du soir blanche et décolletée, l’actrice aux boucles rousses, sidérante de splendeur et de justesse, se dérobe aux exigences d’hommes énamourés en même temps qu’à nos regards. Il faut toute la subtilité d’une Delphine Seyrig pour inspirer ce mélange de séduction et de crainte. • JOSÉPHINE LEROY

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La femme dans L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961)

Un homme (Giorgio Albertazzi) et une femme se sont aimés et s’apprêtaient à s’enfuir ensemble. Au dernier moment, la femme refuse, demande un délai. Cela s’est passé l’année dernière, peut-être à Frederiksbad ou bien à Marienbad… Aujourd’hui, le délai est écoulé et l’homme vient rappeler à la femme sa promesse. Mais elle semble ne plus se souvenir de lui : est-ce elle qui ment ? est-ce lui qui se trompe ? Après la collaboration avec Marguerite Duras pour Hiroshima mon Amour, c’est à nouveau la rencontre avec un écrivain qui amène Alain Resnais à réaliser L’Année dernière à Marienbad.  Alain Robbe-Grillet est une des plumes phares de la modernité littéraire, et cette collaboration donne lieu à un chef-d’œuvre d’expérimentation et de maîtrise. A l’écran se succèdent d’amples travellings dans les couloirs vides ou bien des plans fixes de paysages rendus irréels par leur symétrie. Delphine Seyrig y est envoûtante et évanescente, fascinant ange noir habillé par Coco Chanel. Elle est au centre du film tout en s’en dégageant sans cesse, poursuivie par la litanie de son amant supposé et la musique dissonante de Francis Seyrig (son frère dans la vraie vie). Récompensé par le Lion d’or en 1961, L’Année dernière à Marienbad est le premier grand rôle au cinéma de Delphine Seyrig, qui l’installe résolument au firmament des comédiens français. • SOPHIE VÉRON

Image : © D.R.

Le film est disponible sur plusieurs plateformes, dont MyTF1, Canal+ VOD et la Cinetek.

 

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Anne-Marie Stretter dans India Song de Marguerite Duras (1975)

Dans ce drame que Marguerite Duras qualifiait « d’histoire d’amour immobilisée dans la culmunance de la passion« , Delphine Seyrig prête ses traits gracieux à Anne-Marie Stretter, épouse d’un ambassadeur de France dans l’Inde britannique des années 1930, maîtresse de Michael Richardson (Claude Mann), courtisée un soir de bal par un vice-consul disgracié (Michael Lonsdale). Qui était cette femme mystérieuse, aujourd’hui enterrée au cimetière anglais?

Construit comme un choeur antique – différentes voix-off commentent l’action, dans une prose mélancolique et une désynchronisation entre son et image -, India Song est traversé par l’aura spectrale de son actrice. Lèvres closes, vague-à-l’âme au fond des yeux, corps impérieux et fébrile :  baignée par la photographie cuivrée de Bruno Nuytten et la musique obsédante de Carlos d’Alessio, Delphine Seyrig incarne le personnage moderne et durassien par excellence. Celui qui échappe à la littéralité du dialogue, à la transparence du mot, qui n’existe que par fragments de sons, par bribes de souvenirs obscurs reconstruits au prisme d’un montage elliptique. Une identité trouble matérialisée dans cette scène inoubliable où Delphine Seyrig, à la fois charnelle et complètement absente à elle-même, se regarde dans la glace avant de danser avec Michael Lonsdale. • L.A-S. 

Le film est disponible sur la plateforme Filmo TV

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La Fée des Lilas dans Peau d’âne de Jacques Demy (1970)

Un roi (incarné par Jean Marais) gouverne paisiblement un pays rendu prospère par l’âne qui tous les jours produit des pièces d’or dans les écuries royales. Lorsque la reine, adorée de tous, vient à mourir, elle fait jurer à son époux de n’épouser en secondes noces qu’une femme plus belle qu’elle. On réalise bien vite que la fille du couple royal (Catherine Deneuve) est la seule qui réponde à cette exigence. Épouvantée, cette dernière se précipite vers sa marraine, la Fée des Lilas et la supplie de l’aider à échapper à ce mariage. Delphine Seyrig campe à merveille cette fée « très humaine, assez égoïste et enquiquineuse » que Jacques Demy envisageait comme un mélange de Jean Harlow et de Botticelli (d’après Rosalie Varda-Demy et Emmanuel Pierrat, citations extraites du livre Il était une fois « Peau d’âne »). Si elle est pleine de bienveillance vis-à-vis de sa filleule, elle voit aussi rapidement comment tirer son épingle du jeu au milieu de ce drame. On comprend qu’elle fut autrefois éconduite par le Roi et qu’elle tient là sa revanche. Altière, légèrement retorse mais aussi extrêmement attachante, elle fera en fin de compte son devoir de fée en assurant le bonheur de la Princesse – et le sien, par la même occasion. Subversive et séductrice, la Fée des Lilas était assurément un rôle taillé pour Delphine Seyrig. • S.V. 

Image © Ciné-Tamaris

Le film est disponible sur plusieurs plateformes, dont la Cinetek et Canal+ VOD

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La Comtesse Bathory dans Les Lèvres rouges de Harry Kümel (1971)

Dans ce film à l’ambiance érotico-kitsch, proche du giallo, le Belge Harry Kümel s’inspire du mythe entourant le personnage historique d’Élisabeth Báthory, une comtesse hongroise du XVIe siècle transformée par des légendes populaires en vampire torturant les femmes et vidant celles-ci de leur sang pour rester éternellement jeune. C’est Delphine Seyrig qui incarne cette vamp lesbienne prenant pour cible une jeune femme séjournant avec son mari dans un hôtel désert. À travers ce rôle qui la place en digne héritière des actrices des années 1930 (la filiation avec Marlène Dietrich est évidente), l’actrice, aux choix de carrière toujours audacieux, porte ce long-métrage décadent avec un plaisir évident et une pointe de second degré. 

Chevelure blonde peroxydée, courte et gauffrée, tenues flamboyantes ornées de fourrures, sourcils fins et dessinés, gestes lents et voix suave… Elle s’émancipe ici de ses rôles plus cérébraux pour s’amuser, certes, mais aussi repenser la figure du monstre, ses représentations dans l’imaginaire collectif. « À l’époque se demandait si la littérature de monstres n’était pas destinée à faire peur aux petites filles pour les inciter à rester chez elles », nous avait raconté Matthieu Orléan, commissaire de l’exposition « Vampires » organisée par la Cinémathèque entre octobre 2019 et janvier 2020. Une manière d’irriguer ce film moins léger qu’il n’en a l’air de réflexions féministes ultra percutantes. • J.L.

Le film, ressorti en salles le 11 mars dernier, fera l’objet d’une nouvelle ressortie dès la réouverture des cinémas.

Image  © Malavida Films