Climax, Lux Aeterna… Depuis quelques films, Gaspar Noé explorait avec éclat la part la plus horrifique de son cinéma. On aurait donc pu parier que son film sur la fin de vie d’un couple du troisième âge irait dans cette direction, ce que pouvait aussi laisser penser la présence au casting d’un des maîtres de l’épouvante baroque, Dario Argento. Mais Vortex déjoue les attentes en s’engageant dans un récit sans effets, d’un réalisme implacable, tout à la recension minutieuse du quotidien d’un mari qui aide sa femme dont le cerveau s’étiole.
L’intrigue évoque bien sûr Amour de Michael Haneke, mais Vortex paraît au contraire de ce film dénué de cruauté, et il cherche beaucoup moins le choc glauque autour de la représentation de la mort. Et c’est au fond un parti-pris plus audacieux de suivre en temps réel ce vieux critique de cinéma incarné par Argento et cette ex-psychiatre jouée par Lebrun jusque dans leurs actions les plus domestiques (se réveiller, faire le café, faire les courses, prendre les médicaments…) en les filmant comme des rituels qui sont une part de leur histoire.
Noé nous place dans la temporalité des personnages, capte leurs lents et lourds déplacements jusqu’à l’hypnose, pour nous faire ressentir leur manière d’habiter l’espace, leur désorientation. Le split-screen, grâce auquel on suit les deux personnages simultanément, induit que notre œil est toujours mobilisé, et se perd au moins autant que le personnage de Françoise Lebrun à la dérive.
Celle-ci perd progressivement tous ses repères : son appartement est alors filmé comme un sombre dédale, quand les dialogues avec son fils venu l’épauler (Alex Lutz, qu’on n’a jamais vu aussi touchant) tournent à vide, puisqu’elle ne le reconnaît que par flashs de lucidité. Il faut d’ailleurs saluer l’interprétation de Françoise Lebrun, connue comme l’actrice d’un des plus démesurés et bouleversants monologues du cinéma français dans La Maman et la putain, ici dans un rôle à l’opposé, quasi mutique, tout en regards hésitants, comme appelant à l’aide.
Gaspar Noé et Benoît Debie : fluo dads
Noé filme des personnages qui s’accrochent tant bien que mal à leur sanctuaire. Alors que Françoise et Dario errent dans leur appartement, le décor évoque avec un sens affectif et méticuleux du détail tout ce qu’a pu être leur vie à travers des affiches ou des livres de cinéma, des affiches militantes de mai 68, des tracts féministes pro-avortement, d’autres objets banals mais précieux amassés, entassés, invoquant le passé. Tandis qu’Alex, lui-même pris dans des problèmes de couple et d’addictions, demande à ses parents de partir de leur logement pour aller vivre en maison médicalisée, le cinéaste ne filme rien d’autre que leur peur du déchirement, de l’abandon de cet espace.
Comment laisser derrière soi tout ce qu’on a construit ? Quelles traces restent après ? En choisissant deux acteurs incarnant deux pans a priori irréconciliables de sa cinéphilie, Noé réalise avec Vortex comme l’inventaire de sa propre mémoire, qu’elle soit liée au cinéma ou à sa vie – il a vécu des décès de proches récemment, ce qui se ressent dans la précision et la force d’incarnation du film. Et, malgré la violence funèbre du sujet, il l’embrasse avec une tendresse, une fragilité qu’on lui devinait mais qui n’avait pas encore pris autant d’ampleur.
Vortex de Gaspar Noé, sortie le 13 avril, Wild Bunch, 2h22
Mots croisés — Gaspar Noé : « J’aime bien quand un film se rapproche du langage des rêves »