Elle arrive toute de noir vêtue, sauf la casquette, blanche. Elle est un peu en retard, s’excuse en souriant : elle a croisé les contrôleurs dans le métro, elle n’avait pas de ticket. On lui suggère de faire payer l’amende par le distributeur du film – on fait les blagues qu’on peut. Nouveau sourire : pas la peine, elle a donné un faux nom et une fausse adresse. Mais qui est cette fille qui nous a littéralement subjugués dans le film de Davy Chou, Retour à Séoul ? Elle magnétise chaque plan, avec sa colère, sa grâce, sa tristesse. Son personnage déboule à Séoul et entame des démarches pour retrouver ses parents biologiques. C’est une héroïne intense, emblématique, désarmante dans sa manière de toujours agir avant de réfléchir, comme à son corps défendant, ce qui lui donne à la fois une force dingue et une fragilité enfantine. « Je ne l’ai pas vraiment joué parce que je suis comme ça. Je fonctionne à l’instinct. Je pense vraiment que c’est de l’instinct de survie, de ne pas intellectualiser tout. »
Tandis que, tranquillement, le sort opère aussi en vrai, on en apprend un peu plus sur elle : Park Ji-min est née en Corée du Sud, est arrivée à Paris à 8 ans avec ses parents artistes (un père écrivain, très cinéphile, une mère plasticienne). Elle-même a étudié aux Arts déco et a développé une pratique de plasticienne – on est tenté d’y accoler le mot « magicienne ». Elle crée de grandes œuvres charnelles et colorées où se mélangent peinture sur latex, tissus, perles, paillettes, photographies anciennes qu’elle collectionne… Une de ses œuvres exposées à la Villette s’appelait W.I.T.C.H. « Tout mon travail est dans la fluidité et la navigation entre deux mondes. C’est ce qui me représente aussi. Je suis coréenne, je suis née là-bas, et en même temps je suis française. L’existence d’un bimonde, d’une biculture, c’est vraiment l’essence de mon travail. »
INCARNATIONS
Park Ji-min n’a jamais eu l’intention d’être actrice. Elle a rencontré Davy Chou par un ami commun : « Cet ami a été adopté en Corée, son histoire me touche beaucoup car c’est un ami proche. Je savais que Davy allait tourner en Corée, donc je me suis dit que ça pouvait être intéressant d’échanger avec lui. » Elle s’est finalement retrouvée actrice principale du projet, dont elle s’est emparée à bras-le-corps. « J’ai dit à Davy : “Tu fais un film sur une femme et tu es un homme, ça fausse la donne : tu ne pourras jamais comprendre et ressentir ce que c’est d’être dans le corps d’une femme, ce qu’une femme vit dans ce monde, dans cette société.” »
Ensemble, il a donc fallu déconstruire, et reconstruire. « Ça a été assez violent, assez douloureux. Mais s’il n’y avait pas eu ce travail main dans la main, et cette confiance, je pense que je n’aurais pas fait le film. » Le tournage lui a permis de retourner en Corée, elle n’y avait pas mis les pieds depuis le Covid. Du pays où elle a passé sa petite enfance, elle garde la nostalgie de la neige en hiver dont elle faisait des bonshommes flippants. Et puis des chamanes. « On les appelle les mudang. Le chamanisme en Corée se transmet de femme en femme uniquement, c’est quelque chose de très ancré dans le quotidien, tu vas voir une chamane parce que ton fils passe le bac, parce qu’un proche est malade, ou pour chasser les mauvais esprits avant d’acheter une maison. Les rituels sont hyper forts visuellement : les chamanes rentrent en transe, elles ont des habits ultra colorés. C’est le pouvoir qui est donné aux femmes et c’est aussi pour ça que ça m’intéresse : même si je ne le revendique pas frontalement dans mon travail, je suis féministe. » On l’aura compris, on l’a quittée sous le charme.
Retour à Séoul de Davy Chou, Les Films du Losange (1 h 59), sortie le 25 janvier
Trois questions à Ji-min park
Comment s’est construit ton féminisme ?
J’ai énormément évolué dans des milieux queers depuis très jeune. Un peu comme pour l’art, je me suis retrouvée dedans de manière très instinctive. Je suis fluide, j’ai des relations avec des hommes et des femmes. C’est en fréquentant, dans mon quotidien, des personnes de ces milieux-là que j’ai compris. C’est passé aussi par la violence que je percevais quand je sortais de ce milieu et que je me confrontais à notre réalité, je me disais : « Waow, je vis dans une bulle ultra bienveillante ». Quand tu sors de ça, tu ressens une violence quotidienne. En plus de ça je suis une femme racisée et le racisme ordinaire, je le perçois tous les jours. Avec mes potes, on s’est demandé s’il y avait des actrices d’origine asiatique dans le cinéma français. Y’a personne. On n’est même pas sous-représentés, juste, on n’existe pas. C’est catastrophique. C’est pour ça que j’ai voulu participer à ce film. Je ne dis pas que le film va changer le monde, mais on peut ajouter une petite pierre à l’édifice.
Un film qui t’inspire ?
, pour moi c’est un truc complétement hybride entre ce qui est humain et des choses complétement autres. Crash, ce n’est pas surnaturel mais ce n’est pas naturel non plus. C’est un truc qui me fascine énormément : cette complexité qui est toujours présente dans l’humanité. La bestialité aussi, ça me fascine. Je suis fan de Cronenberg.
Un film qui représente bien la jeunesse ?
C’est bizarre parce que ce n’est pas un film récent, mais il y a Mysterious Skin de . Ce truc entre l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte, et le côté weirdo. Ça montre bien la violence que tu ressens quand tu es pré-adulte.
Images (c) Les Films du Losange
Photo de couverture : Julien Lienard pour TROISCOULEURS