Après le cheval de Muybridge, créature emblématique du cinéma des premiers temps, voici venu l’âne de Skolimowski, figure centrale d’un film qui paraît sortir de la fin des temps. Le cinéaste polonais, 84 ans, a choisi l’animal au centre du classique Au hasard Balthazar, empruntant toutefois une autre voie que celle du film de Robert Bresson : celle d’un cinéma punk et baroque dans lequel la simplicité du récit (suivre un âne dans une aventure haute en couleur) s’accompagne d’une réjouissante boulimie pour l’expérimentation plastique. Flares fulgurants, courte focale d’une étrange netteté, filtres kaléidoscopiques et surimpressions extravagantes…
Skolimowski s’en donne à cœur joie pour figurer la drôle d’errance de son âne, faisant alterner visions cauchemardesques, bulles comiques et envolées métaphysiques. Une fois séparé de sa dresseuse Kasandra, avec qui il avait noué une relation fusionnelle, l’âne Hi-Han, élevé dans un cirque, prend la fuite. Lancé vers l’inconnu, il croisera la route d’autres animaux (renards, crapauds, insectes, vaches), mais aussi de différentes figures humaines plus ou moins malveillantes (c’est ce qu’aura donc retenu Skolimowski du film de Bresson : derrière chaque personnage se cache, potentiellement, un tortionnaire)…
Difficile de résumer l’intrigue sans toucher rapidement à l’abstraction, le film trouvant dans la succession des événements matière à jouer avec les images, les formes et les tonalités. Ici, une lumière aveuglante guide la bête dans une nuit en forme de rêverie. Là, la caméra s’envole près d’une éolienne, avant de tournoyer dans un ciel écarlate qui fleure bon la fin du monde. Ailleurs, la toilette d’une jument, mise en parallèle avec le regard de l’âne dans le box d’à côté, transforme une simple séquence d’observation en un fantasme sensoriel quasi érotique. L’âne apparaît finalement comme une créature profondément cinégénique, capable de dérégler les scènes (en les faisant passer de la comédie à la tragédie, et inversement), voire de contrôler le temps lui-même, jusqu’à parvenir à bouleverser à certains endroits. Autant dire qu’on a rarement vu ça.
EO de Jerzy Skolimowski, ARP Sélection (1 h 24), sortie le 19 octobre
Images (c) Skopia Film