Apichatpong Weerasethakul : « Pour moi, la caméra est un animal »

Après avoir plongé les spectateurs dans une jungle onirique, le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (Palme d’or 2010 avec « Oncle Boonmee ») va encore plus loin dans l’inconnu avec l’entêtant « Memoria » (Prix du Jury au Festival de Cannes 2021) en tournant en Colombie. Accompagné de Tilda Swinton, dont le personnage est en quête d’un son mystérieux, le cinéaste sonde ce qui est enfoui dans cette nouvelle terre : des rêves, des esprits, une histoire douloureuse…


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Vous avez vous-même été hanté par un son lors de votre premier voyage en Colombie. Réaliser Memoria est-il pour vous une façon de comprendre d’où il venait ?

Oui, c’est presque comme une quête d’identité. Ou une façon de s’aligner, de se synchroniser avec des idées nouvelles, un paysage étranger, celui de la Colombie. Comme si ma propre mémoire investissait ce décor inconnu.

Qu’est-ce qui vous a fasciné dans ce « bang » qui résonnait dans votre tête ?

C’est qu’il ne venait pas de l’extérieur, il venait de moi, mon cerveau. En tant que cinéaste, c’est une sensation que j’ai vécue mais que je ne savais pas comment partager. Avec Memoria, il y a une forme de défi, pour aller au-delà de cette frustration. Ça a été difficile de le recréer au cinéma, de le retrouver.

Vous avez réussi à résoudre le mystère de ce son ?                                           

Je ne crois pas. Il y a eu cette révélation : ce son est peut-être un morceau de la mémoire universelle. Pour moi, il n’y a pas de sens concret, cela a plus à voir avec le fait d’approcher l’histoire du pays, de l’accepter d’une manière très calme.

« Memoria » : en terre inconnue

À quoi ressemblent les sons dans vos rêves ?

C’est comme dans un film, c’est une sorte de mélange. Parfois le son peut être l’image même. Dans les rêves on ne peut parfois plus distinguer l’un de l’autre.

La dernière fois qu’on vous avait interviewé, vous nous aviez dit « La logique du rêve, c’est le futur du cinéma. » Est-ce que cette logique a été importante pour Memoria ?

Je pense que oui. Quand vous êtes dans un rêve, vous ne remettez pas toutes les choses en question. Peut-être que la vie pourrait être plus facile si on n’avait pas d’idées préconçues comme ça.

Pour vous, un film est-il le rêve du cinéaste ou bien celui du spectateur ?

Les deux sont comme des participants. Le cinéaste invite son spectateur à partager son rêve. Mais ce n’est quand même pas le même rêve, parce que chacun a sa propre approche du cinéma.

À un moment du film, il est dit que le personnage joué par Tilda Swinton est « comme une antenne. » Vous vous définiriez aussi comme ça ?

En tout cas je voudrais l’être car une antenne reçoit sans analyser, sans jugement. Jusqu’à ce que vous en tant qu’antenne vous captiez soudain vos propres préjugés, vos propres souvenirs, que vous avez pourtant tout fait pour oublier… Je pense que le personnage de Tilda, Jessica, passe par ce processus-là.

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Jessica est nommée ainsi à cause de Jessica Holland dans Vaudou de Jacques Tourneur. C’est comme une renaissance de ce personnage ?

Oui. J’ai découvert ce film à Paris, il y a plus de 10 ans. C’est comme un rêve, il y a une part exotique aussi.  Pour moi, cette œuvre incarne le cinéma, l’ombre, la lumière, l’inconnu. Il met en scène le clash entre la science, la médecine et les rituels.

Jessica rencontre un homme dont on ne sait pas s’il dort les yeux ouverts ou bien s’il meurt quelques minutes, le temps d’une sieste. Quelles questions sur les liens entre le rêve et la mort sont soulevées par cette séquence ?

Cette scène renvoie à ce qu’il dit. Il dit que, juste, il s’arrête et, pendant ce temps-là, le monde autour de lui continue. Et nous, on ne projette rien, on constate juste que ça s’est arrêté, que le fait de ne plus respirer équivaut à cet arrêt sur image. C’est une ouverture ou une fermeture, une continuation vers quelque chose d’autre.

Vous aimeriez vous souvenir de tout, comme l’un des personnages du film ?

Je pense que c’est pour ça que je fais des films. Je veux me souvenir, je veux garder. Mais ça pourrait aussi être une expérience très traumatisante de se souvenir de tout, sans jamais juger. Ce serait difficile.

Vous avez filmé en Colombie, très loin de votre Thaïlande natale, avec des actrices professionnelles (Tilda Swinton et Jeanne Balibar) appartenant à d’autres cultures. Vous cherchiez à vous trouver désorienté par ce projet ?

Je pense que c’est bien d’être désorienté. C’est bon de ne pas connaître et de ne pas être connu, et de voir comment du coup vous allez pouvoir utiliser votre imagination. Il faut accepter ses limites, par rapport à ses propres émotions, par rapport à sa votre compréhension d’une autre culture.

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Quels liens faites-vous entre la Thaïlande et la Colombie ?

Il y a quelque chose de chaotique, et aussi cette mémoire réprimée. Des souvenirs de violence, comme dans beaucoup d’autres pays. Mon film n’est pas ouvertement politique, mais il y a quelque chose de ces souvenirs qui résonnent, qui grondent de manière souterraine – ce que ressent Jessica. Mais pour moi, le film ne traite pas de problèmes strictement colombiens, il parle d’une souffrance universelle.

Comment avez-vous découvert la Colombie ?

En 2017, j’ai été invité à un festival là-bas. Une semaine plus tard, j’allais à Bogota. J’ai été marqué par l’architecture massive de la ville, il y a quelque chose de très circulaire, et je suis très attiré par le motif du cercle. Il y a beaucoup de cercles en Colombie. Avec le tunnel sinueux, ça m’évoquait le cerveau humain. J’ai aussi vu la grande montagne.

Le paysage est tellement impressionnant, c’est une autre échelle. La nature enveloppe tout, et c’est comme si elle gardait la mémoire des gens. L’idée a commencé à germer quand j’ai entendu le son dont nous parlions. J’ai alors visité des hôpitaux, consulté des psychiatres, parlé avec eux d’hallucinations, de la question des drogues…

Le film a une vision animiste, des esprits anciens ou futurs animent et les hommes et leur environnement. D’où ça vous vient ?

C’est lié à mon enfance, à mon éducation, à cette croyance que tout coexiste, le visible, l’invisible… Ce n’est pas très scientifique. J’aime beaucoup la science, vous savez, mais je n’arrive pas à investir cette logique-là. Pour moi, réaliser un film, c’est donc le meilleur moyen de donner du sens à tout ça.

Êtes-vous intéressé par les expériences chamaniques ?

Oui, c’est très courant en Amérique latine, au Pérou, en Colombie. Ici, j’ai essayé l’ayahuesca, et c’est une expérience assez puissante. J’ai comme été témoin de ma propre enfance, j’ai vu comme un vaisseau spatial, enfin non, pas un vaisseau spatial, c’était plus de l’architecture, de la géométrie dans cette vision.

Ces visions ont-elles eu une incidence sur le film ?

Pour moi, c’était visuel. Mais le film a retranscrit cette expérience par le son.

Votre film m’a beaucoup évoqué Sans Soleil de Chris Marker, où il est aussi question d’une mémoire partagée entre plusieurs pays, entre plusieurs époques. C’est un artiste important pour vous ?

Bien sûr. Même si je n’en avais pas conscience en faisant Memoria, j’ai beaucoup pensé à lui pendant Oncle Boonmee…, notamment dans la dernière partie du film. Je suis très inspiré par son regard lorsqu’il s’éloigne de France. Je n’ai pas vu beaucoup de ses films, j’ai plutôt vu des installations. Ce que je partage avec lui, c’est que la caméra est comme un outil, comme un corps. Pour moi, la caméra est comme un animal.

Dans une interview récente, vous avez dit que, pendant la pandémie, vous ne regardiez plus trop de film, vous vous étiez plutôt tourné vers la littérature. Quels livres ont été importants ?

Mishima, les quatre derniers. Je les ai lus en anglais et c’était une langue si belle. Ça parle du cycle de la vie, d’une forme de bouddhisme en quelque sorte, de politique, de désir. Et aussi de la mort, de la fragilité de la vie, évoquée d’une manière qui m’a paru très pertinente alors qu’on faisait face à ce virus.

Pendant le confinement, vous avez écrit un texte pour la revue néerlandaise Filmkrant. Vous imaginiez que l’impression de temps ralenti par la pandémie ouvrirait les spectateurs à un cinéma tellement contemplatif, qu’il irait jusqu’à l’immobilité. C’est votre idéal de cinéma ?

Non, c’était une blague : je souhaite juste que le cinéma ne dicte rien au spectateur. Le cinéma contemplatif est précieux parce que c’est comme un secret, où l’on peut se découvrir soi-même. Mais ce n’est pas populaire, c’est pour ça que c’était une plaisanterie. Ce qui était drôle, c’était d’imaginer que soudain ça allait avoir un énorme succès.

Quel genre de secrets avez-vous découvert récemment ?

C’est par rapport à la synchronisation. Le cinéma contemplatif permet de vous synchroniser avec le temps, avec votre propre temporalité, et aussi avec votre enfance. Parce que quand vous découvrez l’histoire pour la première fois, et aussi les lumières émanant du film, c’est comme quand vous étiez avec une lampe de poche quand vous étiez petit.

Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, en salles le 17 novembre