Avec Portrait de la Jeune fille en feu, Céline Sciamma se réinvente en peintre de cinéma et compose une époustouflante toile filmée sur la puissance du regard et du désir.
Au XVIIIe siècle, une peintre, Marianne (Noémie Merlant), débarque sur une île bretonne pour y faire le portrait d’Héloïse (Adèle Haenel), jeune femme qui vient de sortir du couvent. Commandée par la mère de celle-ci (Valeria Golino), la toile doit être envoyée à un riche Milanais à qui elle est promise. Sur place, Marianne apprend par la servante (Luàna Bajrami) la souffrance d’Héloïse : sa sœur vient de mourir, tombée du haut de la falaise sur laquelle est juchée la sombre demeure, et elle se rebelle contre toute tentative de peindre son visage pour mieux repousser le mariage forcé. Marianne doit donc l’observer discrètement pour garder de ses traits un souvenir si vif qu’elle peut ensuite la peindre en secret…
À l’image de la scène d’ouverture de son précédent film Bande de filles (2014), dans laquelle une horde de filles s’affrontaient virilement sur un terrain de football américain, Sciamma pose ici la dimension éminemment féministe de son film : elle peint le portrait d’une femme qui refuse de donner son image car elle sait que ça la condamnerait à l’emprisonnement. En faisant le choix d’un (dément) casting quasi exclusivement féminin, la cinéaste balaye l’idée même de male gaze : ici, le regard ne se joue qu’entre femmes. Si, pour travailler, Marianne (Noémie Merlant, avec ses yeux immenses, est parfaite) doit scruter chaque pli, chaque angle, chaque courbe du beau visage de son modèle , son modèle lui-même se met à la regarder intensément – par curiosité, d’abord, elle qui vit dans l’austérité et la colère contenue, puis par désir. Le jeu prend une dimension vertigineuse quand on se dit que la peintre, c’est en fait Céline Sciamma, qui avait de la même manière donné à voir au monde le corps d’Adèle Haenel en la découvrant dans son premier film, Naissance des pieuvres (2007). Elle ne l’avait plus jamais filmée dans un long métrage depuis. Comme pour célébrer leurs retrouvailles, la cinéaste sublime ici sa muse.
Incroyablement texturée, l’image (composée par Claire Mathon) atteint un niveau de détail jamais vu au cinéma, permettant de saisir la finesse des étoffes, du feu dans l’âtre et les bougies, des toiles de peinture, mais surtout des peaux de ces deux héroïnes en fusion intérieure. Après une première partie rigide et pleine de spleen, le film s’embrase soudain au détour d’une scène sidérante : portée par un puissant choeur féminin, Marianne et Héloïse plantent leur regard l’une dans l’autre, autour d’un ardent feu de bois, jusqu’à s’hypnotiser. Les corps fusionnent symboliquement et se libèrent par le feu. Ce feu capable de fixer le souvenir d’une personne sur la toile de l’âme et de donner la force, à travers les âges, de pouvoir toujours diriger son regard là où on le désire.
Portrait de la Jeune Fille en feu de Céline Sciamma, Pyramide Distribution (2h). Sortie le 18 septembre.
Photo d’ouverture: Copyright Pyramide Distribution