Comme Jeanne d’Arc, Benedetta a des visions religieuses qui lui permettent d’accéder au pouvoir. C’est aussi le moyen pour la nonne d’accepter sa sexualité. D’après vous, l’expérience mystique a-t-elle été une façon pour les femmes de se libérer à des époques oppressives ?
Bien sûr ! C’était une des rares possibilités qu’elles avaient pour obtenir une position d’autorité. Comme Jeanne d’Arc, au XVe siècle, Benedetta avait des visions et des stigmates [le film s’inspire de l’histoire vraie de Benedetta Carlini, qui a vécu entre 1591 et 1661 à Pescia, en Italie, ndlr]. Évidemment, on est libre de penser que c’était une imposture, mais il ne faut pas oublier que selon les croyances de l’époque, dans la hiérarchie sociale et l’imaginaire chrétien en particulier, avec notamment l’histoire d’Adam et Ève, les femmes étaient considérées comme coupables et inférieures aux hommes. Seule une poignée de femmes, parmi lesquelles on retrouve aussi Catherine de Médicis par exemple, a pu lutter contre cette idée au fil des siècles en essayant de concurrencer les hommes.
Vous avez-vous-même vécu une courte mais intense expérience avec la foi dans une église pentecôtiste au tout début de votre carrière, dans les années 1960 au Pays-Bas.
Tout à fait. C’était au moment où j’essayais de devenir réalisateur, ma petite amie est tombée enceinte et je ne savais pas quoi faire. J’ai rencontré, par hasard dans un train, un représentant de l’Église pentecôtiste dont le discours m’a séduit. Il m’a convaincu de rejoindre sa communauté en m’affirmant que Jésus allait m’aider. Ça a duré trois ou quatre semaines, jusqu’à ce que je me rende compte que je n’étais pas prêt à avoir un bébé et qu’un ami médecin permette à mon amie d’avorter, ce qui était illégal à l’époque.
Ça a fait s’effondrer mon lien avec l’Église pentecôtiste. Avec le recul, j’ai compris ce qui s’était passé : pendant ces quelques semaines en immersion, j’ai senti le pouvoir de la religion, et en particulier de la musique religieuse. Une moitié de mon cerveau me disait « oui, Jésus est parmi nous dans cette église », mais l’autre moitié rétorquait « non, c’est ce que tu crois ressentir mais c’est faux ». C’est cette partie qui avait vu juste, j’ai compris que rien de tout ça n’était vrai.
Vous avez repensé à cette expérience au moment de faire Benedetta ?
Oui ! C’est pour ça que j’ai essayé – les spectateurs me diront si j’ai réussi – de donner au film ce qu’on pourrait appeler un « sentiment de sacré », celui que j’ai cru atteindre dans la communauté pentecôtiste. Avec ma compositrice Anne Dudley, on a tâché d’utiliser l’orgue et la musique religieuse de manière à donner l’idée que tout ce que ressent Benedetta est vrai. Certes, le récit instille le doute dans l’esprit des spectateurs sur la véracité de ses visions, mais la musique a été pensée pour servir cette strate religieuse.
Il y a de nombreuses strates dans le récit, comme celle de la politique de l’Église, son pouvoir, la manière dont elle use et abuse des visionnaires, et des femmes en général. La strate lesbienne, évidemment, et aussi une strate plus secrète. J’ai essayé d’agencer l’ensemble de manière à ce que, de temps à autre, vous puissiez ressentir ce que les protagonistes ressentent.
Vous mettez ici plus que jamais le corps au centre, dans le plaisir comme dans la douleur. Les personnages du film ont souvent l’air d’être guidés par leurs sensations physiques.
C’est ce qui apparaît dans les scènes où Benedetta a des visions de Jésus, oui. C’est comme si son corps demandait au Christ l’autorisation de vivre une relation avec Bartolomea, ce qui est, bien sûr, interdit par l’Église. Les hommes et l’Église pensaient d’ailleurs que c’était impossible qu’une femme puisse aimer, désirer ou faire l’amour avec une autre femme – ce qui était complètement idiot. Non seulement ils ne reconnaissaient pas l’existence de ce fait, mais, le pire, c’était qu’avoir une relation lesbienne – notez que ce mot n’existait pas à l’époque – était extrêmement dangereux. Au cours du XVIe siècle, une loi a proclamé que deux femmes ayant eu une relation sexuelle avec un objet devaient être brûlées vives. Si elles s’étaient seulement embrassées et étreintes sans gode, elles étaient punies, mais elles échappaient au bûcher.
Dans le film, justement, les scènes de sexe sont plutôt explicites et très détaillées. En quoi ça vous semblait important ?
Ce qui m’a d’abord intéressé dans ce projet, c’était la matière inédite que contenait le livre de Judith C. Brown qu’on a adapté [Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne, publié en 1986 aux États-Unis, ndlr], ces incroyables archives du procès de Benedetta que l’autrice a exhumées par hasard dans les années 1980. Je trouvais ça passionnant de pouvoir observer comment les hommes et les femmes du xviie siècle se regardaient, c’est-à-dire essentiellement à travers le malegaze – si vous voulez utiliser ce terme – façonné par les opinions de l’Église.
Pour eux, ce qui était arrivé entre Benedetta et Bartolomea était absolument impensable, à tel point que le copiste a eu des difficultés à retranscrire les détails sexuels, d’une précision confondante, donnés par Bartolomea pendant le procès – Benedetta, elle, a nié jusqu’au bout. Le compte rendu est bourré de ratures à ces endroits, le copiste était en état de choc. Ça nous permet d’imaginer la manière dont les hommes, et surtout l’Église catholique romaine, interféraient dans la possibilité même qu’il puisse y avoir une sexualité lesbienne. Cette sexualité est encore perçue de nos jours comme une chose horrible dans certaines régions orthodoxes du monde, mais en Europe de l’Ouest il y a quand même eu un sacré bond en avant – même si ça a pris quatre longs siècles.
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Plusieurs scandales en lien avec l’Église ont éclaté récemment, comme des affaires de prêtres pédocriminels et la subsistance de thérapies de conversion pour « rediriger » les personnes homosexuelles vers l’hétérosexualité. Comment pensez-vous que le film se place par rapport à ça ?
À l’époque où se déroule le film, la politique de l’Église était imprégnée de l’Inquisition romaine, avec la torture et le bûcher. Mon film n’est pas une attaque envers l’Église catholique, mais il cherche à rappeler les choses terribles qui ont eu cours à l’époque, dans lesquelles l’Église était impliquée. Combien de femmes périrent brûlées ? Parce qu’elles étaient lesbiennes, parce qu’elles ont utilisé un objet pour faire l’amour, parce qu’elles étaient prises pour des sorcières comme Jeanne d’Arc !
Ce que l’Église a fait aux femmes à cette époque, c’est absolument horrible. Bien sûr, mon film est une fiction, mais on peut dire que soixante-dix ou quatre-vingts pour cent est vrai. Il n’y a plus vraiment de déni sur la question, mais on n’en a pas non plus entendu parler à outrance. J’ai du mal à imaginer que des gens, même catholiques, puissent être en colère devant la vérité. Ce que l’Église a fait à l’époque et la pédocriminalité perpétrée en son sein, comme on le sait depuis vingt ou trente ans, font partie des véritables péchés de l’Église catholique.
Comme Benedetta, votre film La Chair et le Sang (1985), qui date de la période flamande de votre filmographie, se passe dans une ambiance médiévale en Europe de l’Ouest, et il y est aussi question de la peste et d’une forme de confinement.
Ça ressemble davantage à un confinement dans Benedetta, non ? Quand le nonce [joué par Lambert Wilson dans la dernière partie du récit, ndlr] se rend à Pescia, que les portes de la cité sont fermées et que les vivres s’échangent par des seaux qu’on hisse le long des murailles. Je trouve ça un peu plus proche des confinements qu’on vit actuellement. D’ailleurs, mon film n’était pas une prophétie, la similitude est arrivée par hasard ! [Le tournage a eu lieu en 2018, donc avant la pandémie, en Italie et dans le sud de la France, ndlr.] Le Covid me semble être une épidémie exceptionnelle, peut-être seulement comparable à celle de la grippe espagnole entre 1918 et 1921. La peste, en revanche, a traversé tout le Moyen Âge et au-delà [il y a eu trois grandes pandémies entre le vie siècle et le début du xxe siècle, ndlr]. Ça serait presque une erreur historique que de ne pas l’évoquer dans une œuvre qui est ancrée dans cette époque !
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Vous semblez particulièrement aimer filmer le Moyen Âge. Est-ce parce que c’est une époque historique qui permet de bousculer les représentations ?
C’est plutôt que ça m’a toujours intrigué. Depuis que je suis petit, je m’intéresse à l’histoire, à ce qu’il y avait avant moi. J’ai aussi écrit un livre sur Jésus Christ [Jésus de Nazareth, publié en 2015, ndlr], c’est un sujet qui m’a toujours happé alors que je ne suis pas chrétien. L’influence qu’il a eue sur la façon de penser européenne, notamment dans le domaine de l’éthique… comme Alexandre le Grand ou Napoléon. C’est passionnant d’essayer de retrouver la façon de penser de l’époque et ce qui subsiste de ça dans les sociétés contemporaines. Si on me demandait dans quel siècle j’aurais aimé vivre, je pense que je ferais en sorte de pouvoir assister à l’arrestation et à l’exécution du Christ, pour savoir comment ça s’est vraiment passé.
Vous continuez de faire résonner les époques avec votre prochain projet, une adaptation en série de Bel-Ami de Guy de Maupassant située de nos jours.
Oui, on travaille dessus, mais j’ai le sentiment qu’on n’a pas encore trouvé la solution pour l’adapter en série télévisée. Ce n’est pas si simple… Il y a peut-être eu quatre ou cinq adaptations en films, mais c’est l’histoire d’un personnage masculin qui gravit l’échelle sociale en ayant des relations avec des femmes de classes légèrement supérieures à lui. Pour parler de ces cinq femmes dans un film de deux heures, ça ne laisse que quinze ou vingt minutes pour déployer chaque histoire. C’est pour ça que je trouve qu’en faire une série serait beaucoup mieux. Mais ça représente six ou huit épisodes, c’est du boulot. On s’approche du but, mais on n’y est pas encore totalement.
Benedetta de Paul Verhoeven (Pathé, 2 h 06), sortie le 9 juillet
Images : Copyright Pathé