Pourquoi avez-vous eu envie de faire de l’île de Fårö le personnage presque central du film ?
Depuis très jeune, j’ai un rapport presque métaphysique, très sensoriel avec les lieux. Ce qui me plaît, c’est la vie invisible. Il n’y a rien de plus troublant que d’être quelque part et de sentir soudain le passé remonter à la surface. Quand je vais sur l’île de Fårö, je fais un film sur un lieu hanté par un homme, mais aussi par ses films. Au fond, j’essaie de raconter et de filmer combien ce lieu existe à la fois dans le présent, mais combien il est constamment traversé par des images du passé. Quand on arrive sur cette île, on est comme hors du temps. Et ça produit, forcément, quelque chose de très intime, de très inspirant, bouleversant, que je voulais essayer de saisir.
À vous écouter, on dirait presque un film de fantômes, de hantise…
Pas au sens littéral. Mon cinéma est, je crois, à l’opposé du cinéma de genre. En tant que spectatrice, j’adore me plonger dans des univers très codifiés, très romanesques. Mais je ne sais faire, moi, que des films qui parlent de la vie ; c’est-à-dire libérés des codes, du récit, d’un but, en fait. Les règles imposées par le genre, quel qu’il soit d’ailleurs, créent un cadre. Je veux faire des films qui se déplacent tout le temps, hésitent, cherchent, questionnent et ne trouvent peut-être pas forcément de réponse. Il y a des fantômes dans Bergman Island, mais ils ne sont pas à l’écran, ils sont lovés dans les souvenirs et la fiction, dans les histoires qu’on se raconte. C’est une sensation, un état indescriptible que j’essaie de capter par la vie de mes personnages.
À travers les films de Bergman, on a une image inquiétante et sombre des paysages de Fårö. Au contraire, votre film est très solaire, lumineux, apaisé. Une façon de vous démarquer de son cinéma ?
Je ne veux absolument pas me mettre dans les traces du cinéma de Bergman. J’ai bien trop de respect pour son œuvre ! Bergman faisait un cinéma extrêmement sombre, qui n’avait pas peur de regarder en face les choses les plus terribles de la vie et de l’être humain. Je suis, moi, plus intéressée par la lumière. Tout ce qui nous ramène toujours dans la vie, nous fait avancer, nous ébranle vers le mieux.
La noirceur de Bergman nous renvoie aussi à l’intime, mais c’est un autre chemin. J’aimais l’idée de réinventer ces lieux par la douceur, de les regarder de l’autre côté du miroir. Quand je pars écrire ce film sur cette île, quand je le tourne là-bas, je me confronte à mon incapacité aussi à la noirceur. Je viens chercher sur l’île mon opposé, mon envers, comme pour provoquer quelque chose en moi. Je voulais utiliser Bergman pour aller vers la lumière.
« Je voulais que le film se gorge de personnages et d’histoires comme un flot. »
L’admiration pour le travail d’autres cinéastes est-elle un moteur ou un frein ?
J’aurais du mal à vous répondre de manière tranchée. Bergman est comme un moteur, sa présence partout sur l’île de Fårö rend l’idée du film possible. Au fond, c’est Bergman au travail qui m’inspire. Comment écrit-on de tels films ? Par quel processus ce cinéma naît-il ? Quand j’arrive à Fårö, je pars à la recherche de ces mystères pour éclairer ma propre création. Le film raconte l’histoire d’une libération, celle de mon héroïne. Petit à petit, elle finit par se libérer du poids de ce lieu, de l’aura de son compagnon [joué par Tim Roth, ndlr], et par créer. L’île de Bergman fait naître en elle un film. Je voulais que le film obéisse à ce rythme, qu’on ressente l’attente, l’impasse, le doute, et que soudain le film se déploie, se gorge de personnages et d’histoires comme un flot.
Peut-être faut-il ce temps à l’héroïne, celui des images des autres, le poids du passé pour que soudain son cinéma, l’histoire qu’elle porte en elle, advienne. C’est assez mystérieux, les moyens par lesquels quelque chose qui était bloqué, qui nous échappait, ne l’est plus. Je crois que les cinéastes qu’on aime, les films qu’on admire provoquent en nous une telle proximité, une telle familiarité qu’on se sent forcément accueilli par eux. Comme un langage secret. Bergman est comme une ombre bienveillante pour moi. Ça peut paraître bizarre de dire ça d’un homme si peu aimable, si peu hospitalier, dont la vie et le cinéma sont pleins d’épines.
Comment percevez-vous justement ce rapport entre l’œuvre et la vie, l’homme et l’artiste ? Dans le film, l’héroïne comprend que Bergman ne s’est quasiment jamais occupé de ses neuf enfants.
Oui, mais ce n’est pas un point de vue moral. Ce rapport compliqué entre la création et la vie, entre l’artiste et sa famille, ce sont des sujets qui me passionnent. Mais je ne condamne ou ne juge personne. Le génie de Bergman n’excuse ou n’explique rien. C’est un fait, c’est tout. Cet homme a vécu pour ses films, pour sa création. Depuis que j’ai commencé à faire des films, je me demande comment on peut vivre et créer en même temps. Est-ce que c’est possible ? Est-ce que vivre pour faire des films, c’est compatible avec la vie des autres ? Je ne sais pas.
Est-ce qu’écrire un film ça part toujours de soi, de sa vie ?
Moi, j’ai besoin de ressentir quelque chose de très intime qui m’amène vers des personnages, une histoire, des sentiments. Le cinéma, ce n’est jamais tout à fait soi ni jamais tout à fait un autre. Le film raconte cette confusion nécessaire entre la vie et le cinéma. En basculant entre le réel et la fiction, j’essaie de montrer comment les deux dialoguent et s’inspirent l’un de l’autre. La fiction est comme une ivresse dans laquelle je pourrais me perdre, et peut-être me trouver. Le cinéma répare, libère, inquiète, trouble tout de notre rapport au monde, comme un vertige.
Ce vertige, c’est ici celui du film dans le film, avec votre première héroïne, Chris (Vicky Krieps), qui en invente une autre, Amy (Mia Wasikowska). Que racontent de vous ces deux héroïnes et ce choix d’actrices ?
Ce sont les deux faces d’un même personnage, mais rien n’est si clair. Il y a de moi dans ces deux histoires, tout comme il y a de moi dans ces deux actrices. C’est une question de désir, de projection inconsciente. Je ne suis pas Vicky, je ne suis pas Mia, mais à travers elle j’ai envie que le spectateur me suive. J’aime l’enfance de Mia, son énergie, sa façon d’être toujours au bord de la jeune fille et du devenir femme. Son histoire raconte ça. Alors que chez Vicky la fébrilité est tout autre, plus cérébrale, plus intérieure, et appelle à d’autres histoires. En passant de l’une à l’autre dans le récit, quelque chose s’éclaire tout en restant mystérieux.
Est-ce que l’aboutissement de ce vertige, ce serait de vous mettre en scène à l’écran ?
C’est une idée qui traîne parfois mais je n’ai pas envie d’y céder. J’adore la façon dont Nanni Moretti franchit cette frontière avec humour et délicatesse. Il a trouvé le moyen de faire corps avec son cinéma. Moi, j’en serais incapable. Et puis j’ai l’impression que mon cinéma est tellement intime, tellement impudique dans la façon dont je m’y expose que d’apparaître à l’écran serait presque obscène. La fiction est comme un pacte entre le spectateur et moi, une façon pour moi de lui parler et pour lui de m’écouter. Le cinéma, c’est forcément l’ailleurs.
Bergman Island de Mia Hansen-Løve, Les Films du Losange, sortie le 14 juillet