Quels souvenirs tu as des sessions de travail avec Jean-Claude Carrière ?
On se disputait dès que mon écriture devenait trop psychologique. Il était très influencé par Tchekhov, chez qui les personnages sont définis par ce qu’ils font. Pendant les séances, c’était très marrant car lui était un très bon acteur, on jouait tous les deux les personnages. Il me disait que notre collaboration lui rappelait son travail un peu similaire avec Pierre Etaix, qui comme moi apparaissait en tant qu’acteur dans ses films.
Jean-Claude Carrière : « En général, quand on travaille pour sa statue, elle se brise vite »
Dans quel cadre vous écriviez ?
Souvent, on était à Colombières-sur-Orb, dans sa maison en Occitanie, où il y avait un petit bureau avec tous les portraits des gens avec qui il avait travaillé : Atiq Rahimi, , Jean-Paul Rappeneau, Isabella Rossellini… Il y avait juste une petite couchette pour dormir, pour faire des siestes parce qu’il aimait bien en faire pendant le travail.
Mais généralement, les bonnes idées on les trouvait en mangeant. Sinon, on a beaucoup travaillé dans son sous-sol à Paris, ça ressemblait à un petit boudoir. On se mettait face à face et on lisait une scène, debout ou devant l’ordinateur. Comme on était très copains, on pouvait aussi s’appeler la nuit, à deux ou trois heures du matin, si on avait une idée. Il travaillait beaucoup en amont, il déroulait les dialogues tout seul avant que j’arrive. Moi, en cherchant les dialogues, j’essayais de tirer des balles, et quand je tirais la bonne balle, j’étais content. Mais, lui, c’était toujours juste, toujours pile dans la cible.
Comment vos deux styles d’écriture se sont mêlés ?
Lui, il n’aimait pas du tout les trucs sentimentaux, ça le faisait chier. Il faut dire qu’il en a abattu, des scripts. Du coup, il était surtout intéressé par la nouveauté, les choses qu’il n’avait jamais encore faites. Moi, comme je suis plus jeune que lui, il y a encore plein de trucs que je n’ai pas faits… C’était un bon équilibre pour moi. Comme il en avait écrit l’adaptation pour le théâtre, j’aimais bien dire qu’on était un peu comme Harold et Maud.
Jean-Claude Carrière a été un écologiste de la première heure, il militait avec l’agronome René Dumont – le tout premier candidat écolo à la présidentielle de 1974 – dès les années 1960. Comment il te parlait de ce combat ?
Oui, il avait écrit un livre sur l’écologie et il me disait qu’à l’époque, il n’avait eu aucun écho dans la presse. Ce qui s’est passé, c’est qu’un jour, on revenait de New York où on présentait L’Homme fidèle. Je suis rentré un peu avant lui et il m’avait prévenu qu’il avait généralement de très bonnes idées lorsqu’il était dans l’avion, dans les nuages. Après, il m’a donné la première scène de La Croisade. Je lui ai dit : « Ca me plaît pas ».
Je trouvais ça forcé, comme si on mettait dans la tête d’enfants des idées d’adultes. Donc il m’a dit : « Je comprends pas. » J’ai laissé ça de côté six mois, et lui n’en démordait pas, je devais traiter ce sujet. Tout à coup est apparue Greta Thunberg, qui s’est mise à faire sa grève scolaire pour le climat. J’ai appelé Jean-Claude, je lui ai dit que c’était un prophète. Il m’a dit : « Oui, t’es con, tu m’aurais écouté, le film sortirait maintenant. » Comme quoi, même en marchant avec une canne, il était plus en avance que les marathoniens.
On l’avait interviewé au moment de la sortie de son livre Ateliers, et il parlait déjà de La Croisade, des difficultés que vous aviez eu à faire naître le projet. Il disait : « Personne n’en veut, ça gêne, ça dérange. » Qu’est-ce qu’il entendait par là ?
Il parlait peut-être de moi. Parce qu’au début il a lutté, car je ne comprenais pas comment j’allais pouvoir faire le film. Car même si j’ai trouvé que le début de son script était juste, je me suis demandé comment faire un film militant. Je me suis souvenu de ce qu’il m’avait appris : « Louis, tu ouvriras toujours plus grandes les portes des gens avec de l’humour. »
J’ai compris qu’il fallait que je sois léger. Après, je lui en parlais tout le temps, je voulais tout le temps retravailler le scénario et, du coup, il pensait que je n’allais jamais le réaliser. En fait, c’est le producteur Pascal Caucheteux qui, voyant que je butais dessus, m’a demandé de lancer le tournage alors que l’écriture n’était pas encore finie. Ensuite, il y a eu les confinements. Et, entre-deux, j’ai eu trois tournages successifs pendant lesquels j’écrivais toujours de nouvelles scènes.
Dans la tête des gens, quand on dit le mot « écolo », ça fait penser à la bourgeoisie qui a du temps pour se soucier des tomates
Dès la première séquence, le spectateur est pris dans une forme d’hébétude qui est celle des parents découvrant que leur fils fait partie d’une sorte de collectif d’enfants militants. Tu voulais mettre ton public face à ses responsabilités ?
Non, le film n’a qu’une vocation, c’est de faire un état des lieux. On ne met pas en scène des enfants qui manifesteraient, ou s’engageraient en politique. C’est l’étape d’après en fait : ils n’attendent plus l’autorisation des adultes, ils se mettent à agir. Je ne voudrais pas que les gens pensent qu’il y a une quelconque leçon de morale donnée par le film. Il me semble que, dans la construction narrative, c’est comme si le caméraman n’était jamais au courant de ce qui allait se passer. Petit à petit, les gens commencent à être convertis par les gosses et, plus, le film lui-même commence à être converti.
Louis Garrel, quel cinéphile es-tu?
Le film est aussi un portrait satirique de ta génération, que tu dépeins comme matérialiste, engoncée dans son confort, et qui n’a rien à faire du réchauffement climatique.
J’ai un copain qui m’a dit que c’était une satire générale. Sur l’écologie, le réchauffement climatique, le verbe, les mots sont tellement partout, on a l’impression qu’ils n’ont aucun effet, ils sont comme anesthésiants. Dans la tête des gens, quand on dit le mot « écolo », ça fait penser à la bourgeoisie qui a du temps pour se soucier des tomates.
Je pense qu’il faudrait maintenant parler de survie. Ce n’est pas l’idée d’être gentil avec la planète, les animaux, c’est un réflexe, un sursaut anthropologique. Ce n’est pas moi qui fais la leçon par rapport à ça, ni le film, ce sont les enfants. Enfin même pas : ils engueulent les adultes mais ils ont déjà agi. J’ai écouté Bruno Latour, un sociologue qui travaille beaucoup sur cette question. Il dit que la situation est désespérée mais en même temps il dit que c’est génial, car il s’agit d’une révolution des esprits, ça ouvre une multitude de perspectives.
Abel, Joseph, Marianne… Tu mets en scène la même famille que dans ton précédent long, L’Homme fidèle. Tu imagines La Croisade comme une sorte de suite ?
Oui, c’est une idée du producteur qui me dit même qu’on devrait faire un troisième volet. Un peu comme la série des James Bond, mais à échelle réduite. Ce serait sans Jean-Claude, donc je suis un peu triste, mais j’aimerais bien en faire un troisième film plus centré sur le personnage joué par Laetitia Casta.
Ta vision des enfants, aussi bien dans L’Homme fidèle que La Croisade, c’est qu’ils ont plusieurs coups d’avance sur les adultes.
Certains des acteurs de leur âge n’étaient pas concernés par la question de la survie. Donc il fallait les convertir un peu, je leur ai dit : « Faites-moi croire que ça vous intéresse ». Joseph Engel, par exemple, ça ne l’intéressait pas tellement. J’ai fait des ateliers avec tous les enfants, j’ai fait venir un géographe pour qu’il leur explique un peu ce pour quoi leurs personnages luttent dans le film.
À travers le personnage joué par Joseph Engel, le film est aussi un récit de première fois.
C’est surtout un récit de précocité. Je me suis autorisé à écrire ça quand j’ai vu Mid 90’s de Jonah Hill. Il y a une scène super dans ce film où l’ado se fait draguer par une fille beaucoup plus âgée que lui. Je me suis dit, c’est super scandaleux et en même temps c’est super vrai. Il a 12 ans et elle 17 : cet écart de 5 ans qui n’est rien devenu adulte, à cet âge-là ça devient les chutes du Niagara !
Quels cinéastes de l’enfance sont importants pour toi ?
A chaque fois je le cite, mais je ne peux rien y faire. François Truffaut, disait « Quand je dirige des enfants, je m’assieds à leur niveau. » Pour moi, Les 400 coups, c’est le film sur l’enfance le plus impressionnant. Il y a aussi qui a réussi à dire que les enfants peuvent aussi être des cons. J’y ai pensé pendant l’écriture. Ce que je déteste, c’est quand les enfants sont utilisés comme des marionnettes, des robots dans les films.
La Croisade de Louis Garrel, sortie le 22 décembre 2021
Image : Copyright Shanna Besson – Why Not Productions