Votre mère, la metteuse en scène et réalisatrice Brigitte Sy, a beaucoup dirigé d’ateliers en prison. Dans son film Les Mains libres (2010), elle racontait l’histoire d’amour qu’elle avait vécu avec un détenu. Comment son vécu vous a-t-il inspiré ?
Ma mère a travaillé pendant vingt ans en prison. Quand j’avais onze-douze ans, moi je ne pouvais pas rentrer en prison, je ne pouvais pas voir les spectacles qu’elle y mettait en scène. Quand les hommes ou les femmes qui sortaient de prison venaient manger chez nous, je les rencontrais. À la maison, c’était un monde qui mêlait des anciens voyous et des intellectuels intéressés par la marginalité dans laquelle ceux-ci étaient rendus. Depuis que je suis petit donc, la prison, c’est assez familier pour moi, le monde des détenus j’en ai entendu parler toute ma vie. Pour un film qui commence avec une femme tombant amoureuse d’un détenu, je voulais éviter de faire une chronique. Il a fallu que je fictionne énormément, c’était là-dessus que reposait le plaisir du scénario. Je souhaitais fabriquer des situations très référencées, en essayant de jongler avec plusieurs registres de cinéma très codifiés : la comédie sentimentale, le film de braquage, la tragicomédie… Ça me donnait un cadre de cinéma.
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Il y a beaucoup de références au film noir aussi, notamment dans les scènes de filature. Ça fait longtemps que vous avez envie de jouer avec ces codes ?
Comme spectateur, je prends beaucoup de plaisir à regarder des films policiers. Il y en a un que j’adore, c’est un film de braquage, The Killing de Stanley Kubrick. La préparation d’un casse, c’est très cinématographique. Mon plaisir a consisté à tresser des histoires sentimentales très fortes entre quatre personnages au milieu d’un film de braquage. En même temps, il fallait que je réinvente un peu le genre, que je filme un braquage de terroir – je n’allais pas rivaliser avec Michael Mann. Là, c’est vraiment le Poitou-Charentes, bien de chez nous. De là est venue l’idée de mélanger cette intrigue avec du marivaudage. Pas le marivaudage au sens de quelqu’un qui va voir sa maîtresse – ça, c’est la facilité, la comédie de boulevard. Le marivaudage, c’est une chose très profonde, comme une étude du sentiment amoureux, comment celui-ci naît, parfois de manière feinte. C’est ce mélange-là qui garantit que je n’ai pas l’air de vouloir imiter les Américains. C’est aussi pour ça que j’ai mis beaucoup de chansons françaises dans le film. Il fallait que ce soit un film de variété de registres et de variété française.
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C’était la musique qu’écoutait votre mère ?
Le film baigne dans les chansons de Catherine Lara, de Gérard Blanc et d’Herbert Léonard. Pour Léonard, c’est assez autobiographique, ses disques tournaient à la maison quand j’avais sept-huit ans. J’aime beaucoup la chanson de variété. Il y a Mozart, Bach et Beethoven, mais je crois que si je suis sincère, instinctivement, mon premier réflexe c’est de me tourner vers la variété. Je cite tout le temps Truffaut, mais c’est lui qui disait qu’il écoutait ces chansons parce qu’elles disent la vérité, qu’avec leurs mots très simples elles portent quelque chose d’universel. Quelqu’un qui écoute une bonne chanson de variété, tout de suite il part dans le vague et il s’imagine que la chanson a été écrite pour lui.
Quelle cinéphilie vous a transmis Brigitte Sy ?
Je sais qu’elle m’a montré un film très beau, Les Cœurs verts d’Edouard Luntz, sur des marginaux. Ma mère est une grande lectrice de Jean Genet, elle l’a beaucoup mis en scène. Quand j’étais petit, je voyais Les Bonnes, Le Balcon sa pièce Haute surveillance est extraordinaire aussi. En fait, elle m’a plutôt donné une culture théâtrale. J’allais la voir jouer, lui rendre visite en coulisses, parce qu’elle est aussi actrice.
Enfant, vous jouiez beaucoup au gangster ?
Je ne jouais pas tant au gangster, mais je faisais beaucoup de filatures. Plus que le gangster, j’étais surtout le détective. J’essayais toujours de résoudre un problème que les gens n’avaient pas vu, et que je pensais être le seul à avoir découvert. C’était comme une mission, mais ce n’était pas pour jouer, c’était dans la vie. J’ai suivi beaucoup de gens dans ma vie. J’étais le boulet, tu te retournes et il est là.
Dans une scène très drôle de restauroute, Abel a la mission occuper l’attention d’un routier qui pendant ce temps se fait braquer son camion. Mais, alors qu’il doit jouer un couple avec son amie Clémence, il a comme un blocage. Ça vous est déjà arrivé ?
Bien sûr. Quand je filme des acteurs, j’espère ne jamais les bloquer. Cette situation est terrible car il va falloir trouver un subterfuge qui va détourner l’attention de l’acteur, pour plus qu’il ne pense. Le film est aussi une mise en abyme de ce que c’est de jouer, comment on peut tout à coup être emporté par une situation organisée de manière artificielle, qu’on ne peut pas y résister. C’est aussi ça la beauté de jouer.
Dans cette séquence, il y a un basculement. Abel et Clémence jouent des amoureux mais se confient leurs vrais sentiments. Vous avez déjà dit des choses à quelqu’un à travers une scène ?
Je pense que dans la vie, tout commence souvent par le jeu. Quand on rencontre quelqu’un, qu’on ne sait pas encore qu’on a un sentiment amoureux, d’une certaine manière on joue. C’est comme si on suggérait à l’autre qu’on est peut-être amoureux. Et quand l’autre en face répond positivement, alors le sentiment commence à naître. Ça, c’est une étude de Marivaux… Avant une rupture, on ne sait jamais vraiment encore qu’on va rompre. On commence alors un jeu de rupture, ça prend, puis la rupture se met en place. Il y a plein de choses comme ça qui sont jouées tout le temps dans la vie. Dans nos vies, on imite avant d’éprouver.
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Le film s’ouvre par un monologue sur la trace. D’où vient cette idée ?
C’est un monologue de Koltès [extrait de Quai Ouest, ndlr.] C’était une manière de le faire rentrer dans le film. C’est quelqu’un pour moi de très important, qui est très sensuel. C’est aussi que Patrice Chéreau a beaucoup monté ses pièces, ça participe d’un univers que je trouve très poétique, très vrai, qui m’a toujours fait rêver. L’idée, c’était d’ouvrir un faux film de gangster avec un texte de théâtre.
Vous incarnez d’ailleurs Patrice Chéreau dans Les Amandiers de Valéria Bruni-Tedeschi. Que représente-t-il pour vous ?
Il avait une virtuosité de mise en scène évidente. Le travail qu’il a fait avec Richard Peduzzi [décorateur et fidèle complice de Chéreau, ndlr.], ce sont des images qui me restent gravées à jamais. Chéreau, c’est aussi une demande, celle formulée à l’acteur d’être dans un groupe, d’être plus enfiévré que dans le réel. Le naturalisme est une chose qui ne m’intéresse pas beaucoup. Chez Chéreau ça tire vers le baroque, c’est une représentation sensuelle et enivrante. Tout à coup, tout a l’air plus concentré et plus vivant que la vie même.
Le Festival de Cannes se tient cette année du 17 au 28 mai 2022.
Images (c) Emmanuelle Firman