Quelle est la première image qui vous est venue pour ce film ?
Un avion qui traverse le ciel. C’est une image de scénario, c’est-à-dire que ce n’est pas forcément une image qui est restée. Mais c’est l’idée d’un voyage, de traverser le temps, de changer d’espace, d’arriver en France. Et c’est aussi le son d’un souvenir d’enfant. Un bruit d’avion qui décolle et qui atterrit, quand on est tout petit et qu’on arrive dans un pays qui n’est pas le nôtre, qu’est-ce que cela représente ?
Rose et Paula, l’héroine de Jeune femme, sont toutes les deux face à une page blanche, elles doivent tout recommencer. Pourquoi cette idée de nouveau départ vous intéresse-t-elle scénaristiquement ?
Parce que c’est riche en rebondissements, parce que ça permet la complexité. Beaucoup de choses sont possibles, le personnage peut chuter, monter, réussir. Peut-être que le point commun de Rose avec Paula c’est aussi qu’elle est complexe, elle n’est pas monochrome. Mais elle peut avoir une certaine opacité, elle verbalise moins les choses que Paula. C’est quelqu’un qui agit. Ce n’est pas un personnage de mère courage à idolâtrer. Je la voyais comme une héroïne insoumise.
Rose se découvre en même temps que nous la découvrons, et elle prend sa liberté à bras le corps.
La liberté de Rose c’est sa façon à elle d’embrasser la France. Quand elle arrive elle est mère, elle a été mère très tôt, donc elle est dans un retard d’apprentissage. C’est presque un roman d’apprentissage de chacun. Elle a envie de vivre et de ressentir très fort les choses. La liberté, elle en a une envie très forte pour ses enfants et pour elle, et je pense que c’est tellement une valeur importante pour elle qu’elle est prête a beaucoup de souffrance pour ça.
Contrairement à Paula, Rose n’est pas seule, elle a deux de ses enfants avec elle, qui ont 5 et 10 ans au début du film. Comment avez-vous pensé cet aspect du personnage ?
Ce qui m’intéressait, c’était le regard de chacun : de l’enfant sur la mère, de l’adolescent sur la mère, de la mère sur l’enfant, y compris quand Rose ne les regarde plus et pense à ce qui est important pour elle. Quand on est petit on fusionne avec son parent, on aime tout ce qu’il fait. Après on change, et il y a des choses qui se révèlent, qui ne sont pas forcément simples. Rose, elle charge ses enfants d’un devoir de réussite. Elle les emmène en France, elle compte beaucoup sur l’école, et elle attend beaucoup d’eux. Peut-être qu’elle en demande trop. De ça, en tant que parent, on ne se rend pas forcément compte. Quand j’ai écrit le personnage, j’étais sans cesse en train de me poser des questions de moi comme maman, avec mes deux enfants que j’ai eu assez rapprochés, comment j’allais à la fois vouloir les pousser dans la vie et en même temps ne pas les emmener dans des endroits où ils ne veulent pas aller. Des questions vraiment banales de parent, mais qui prennent beaucoup d’ampleur quand on les vit.
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On ne connait presque rien du passé de cette famille. Pourquoi ?
Je crois que j’avais besoin que cette famille soit singulière, ancrée dans un itinéraire concret : venir d’un pays, s’installer en France, devenir française. Mais ce qui comptait c’était que n’importe quelle famille puisse s’y retrouver aussi. Il y avait plus d’informations sur eux dans le scénario mais au montage c’est parti car je voulais que ça ne nous parasite pas, je voulais qu’on puisse se projeter, qu’on soit une mère avant d’être une migrante, par exemple. Il se trouve que c’est cette trajectoire-là parce que c’est cette famille-là que je connais de mon vécu : la Côte d’Ivoire c’est le pays où est né mon compagnon qui m’a donné totale carte blanche pour raconter cette histoire. Mais je n’avais pas de message ou de discours sur les personnes venant d’Afrique subsaharienne. Ça m’intéressait parce que je trouvais que ça racontait un enracinement à la France, ça me racontait mon pays, et j’avais l’impression qu’on ne me racontait pas cette histoire-là.
C’est un parcours familial banal, mais pas au cinéma. Vous êtes-vous appuyée sur des œuvres, livres, films, pour construire le récit ?
Pas vraiment. Stéphane Bak (qui joue Jean à 19 ans, ndlr) était très en demande de voir des films. J’ai répondu à toutes ses demandes, je lui ai donné des livres à lire et des films à voir, mais qui ne parlaient pas de ce sujet-là – des films de John Cassavetes, des romans d’adolescence. A ma cheffe opératrice, j’ai parlé d’un seul film, qui est en trois parties : Un ange à ma table de Jane Campion. L’image est magnifique et j’avais envie de ça, d’offrir à ces personnages un écrin romanesque. Puisque cette histoire n’avait pas été racontée, autant y aller avec beauté, avec du souffle, de la couleur, de la douceur, de la luminosité. Je n’aurais pas pu les filmer comme Jeune femme, en caméra épaule tout le temps.
Il fallait trouver un rythme, des mouvements, des travelings, des cadres plus posés aussi, j’ai eu beaucoup de plaisir à expérimenter tout ça. Comme si on voulait mettre un petit roman en plus dans la bibliothèque, avec la sensation que c’étaient des grands personnages. D’ailleurs, je me suis rendu compte après coup que les comédiens que j’avais choisis étaient tous très grands. Peut-être qu’inconsciemment il fallait des grandes figures, des modèles, des repères. Il y a une phrase de mon compagnon que je n’ai pas oubliée : « Je n’ai jamais lu de roman quand j’étais ado dans lequel je pouvais reconnaitre ce que moi je vivais. » Je trouvais ça important qu’on puisse être un adolescent de 14 ans, né en Afrique subsaharienne, être Français et voir un film qui nous donne le droit d’être représenté. Bien sûr c’est une interprétation, la mienne, c’est un regard.
Le film débute à la fin des années 1980. Comment avez-vous abordé l’aspect reconstitution historique ?
Avec un peu d’inquiétude au début. Avec la costumière Isabelle Pannetier et la chef décoratrice Marion Burger, on voulait que ce soit comme une interprétation d’Ernest, le petit frère, ses souvenirs. C’est très réaliste mais il fallait que ce soit comme un album photo, un peu. Ce qui me faisait peur avec le film d’époque c’est le manque de liberté, on ne pouvait pas faire de plan volé dans la rue comme je l’avais fait pour Jeune femme – d’un coup on suivait le personnage dans le métro et tout était possible. Mais l’équipe était formidable et m’a proposé beaucoup de choses. C’est ça qui est intéressant, quand les discussions sont toutes au service d’une famille qui va traverser le film.
Rose est un personnage très ouvert à la rencontre, au hasard. Vous êtes comme ça aussi ?
Ah oui. Je pense que c’est la seule raison pour laquelle je fais un film plutôt que d’écrire un roman. J’adore écrire l’histoire pendant un, deux ans. Être seule, dans ma bulle. Mais j’aime le moment où chacun s’empare du scénario. C’est une écriture en groupe et je trouve ça merveilleux. Je suis vraiment à la recherche de lâcher-prise, donc de suspense. On peut tout changer jusqu’à la dernière minute. Il y a des scènes que je n’aurais jamais imaginé faire comme ça, vraiment. Je trouve ça bouleversant. C’est riche parce qu’on ne s’ennuie jamais.
Par exemple ?
Dans la mise en scène, on a fait des choses différentes aussi parce qu’on tournait avec des enfants. J’avais très peur qu’ils récitent un texte donc je ne leur donnais pas de texte, mais du coup je les mettais en situation documentaire, on les filmait parfois pendant des prises de 20 minutes. J’ai trouvé ça merveilleux. C’est quelque chose que je n’ai pas eu le temps de faire sur Jeune femme. Il faut du temps pour enchainer trois prises de 20 minutes.
En termes de budget, c’était un tournage très différent de Jeune femme ?
Bien sûr, ce n’était pas du tout la même façon de travailler. On a eu 3,8 millions d’euros je crois, alors que pour Jeune femme, c’était 700 000 euros. Ça a permis d’avoir ce confort de temps, de préparation, on a pu faire un casting long, avoir des personnes extrêmement chevronnées à leur poste. Ça veut dire aussi qu’en terme de filmage on peut tester des choses. J’ai l’impression que j’ai pu apprendre à faire un film avec celui-là.
Dans le chapitre consacré à Jean, le fils ainé, on le retrouve alors qu’il y a 19 ans. La mise en scène fait la part belle à ses instants d’errance, de flottement. C’est un jeune homme qui est dans un état proche de la dépression ?
Oui je pense que c’est le mot. C’est à la fois un état de spleen propre à l’adolescence, que n’importe quel adolescent peut vivre. Mais lui a aussi été balloté à deux endroits : il est arrivé d’Afrique subsaharienne pour s’installer en banlieue parisienne, il s’enracine un peu puis il déménage encore pour s’installer dans le centre-ville de Rouen, dans un lycée bourgeois réputé, le lycée Corneille. Il est en prépa, il faut qu’il réussisse. Mais je crois qu’il n’a pas les codes. Je veux dire qu’on peut être brillant mais rater le concours de l’ENA parce qu’on n’a pas les codes. En même temps il y a chez lui une mélancolie qui court peut-être de génération en génération dans cette famille. Est-ce qu’il a eu le temps d’imaginer sa vie ? Est-ce qu’il n’est pas trop chargé par sa mère ?
A un moment, Jean demande à sa copine : « Mais tu attends quoi de la vie ? » On sent qu’elle ne s’est jamais posé la question et que lui n’a pas cette légèreté.
Absolument. C’est peut-être la phrase la plus importante du film pour moi. C’est une question que mon compagnon m’a souvent posée et je disais : mais pourquoi tu te la poses autant, cette question ? Ben parce que ça ne va pas de soi. C’est une question que Jean se pose énormément. C’est aussi que sa mère, elle fend la glace, elle avance. Et je trouve que des fois, il y a des choses qui ne se transmettent pas de parent à enfant, c’est étonnant. On n’hérite pas forcément de ce qu’on voudrait. Jean a une sensibilité forte mais il n’a pas les mêmes armes que sa mère. C’est ça qui me touchait, il se pose des questions, il veut y arriver, mais il est comme un bateau un peu lourd, il perd pied. On lui demande de réussir, de tout réussir. Moi, cette question-là de devoir réussir parce qu’il le faut, je ne suis pas chargée de ça. Mes parents m’ont juste dit de faire mes études, d’essayer de faire un truc de ma vie. Pour Jean, ce n’est pas pareil, il faut être irréprochable, il faut réussir, il ne faut pas décevoir, et tu as de la chance d’être ici. Est-ce que c’est un cadeau ou est-ce que c’est un boulet ? Je ne sais pas. Je me pose la question mais je pense que ce n’est pas si simple, parce que ça veut dire porter des questionnements qui ne sont pas les nôtres, alors que porter ses propres questionnements c’est déjà énorme.
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Comment avez-vous trouvé le titre, Un petit frère ?
Quand j’ai écrit le troisième et dernier chapitre, celui consacré à Ernest (interprété dans ce chapitre, adulte, par Ahmed Sylla, ndlr). Le film montre une famille mais on pourrait dire aussi que le film raconte comment il devient cette personne, qu’est-ce qui fait qu’il arrive là, qu’il est qui il est. C’était un peu comme mon premier film : ça veut dire quoi être une jeune femme ? Là, ça veut dire quoi être un petit frère ? Et en même temps un homme de 30 ans, qui a sa place, dans son pays, qui travaille, mais qui a aussi quelque chose qui est derrière lui qui l’habite comme un fantôme ?
Vos films s’intéressent à des personnages modestes, sous représentés. D’où vient votre engagement ?
Je ne sais pas si je me sens engagée. Je me sens avec une responsabilité de raconter des choses qui ne sont pas racontées, et c’est tout. Parce qu’en vrai je trouve que j’ai une vie où je manque totalement d’engagement, surtout depuis que je suis maman. J’ai l’impression d’avoir passé beaucoup de temps à faire mes études, mes projets, mais de ne pas avoir su trouver l’axe pour me positionner politiquement ou m’engager. Peut-être qu’en faisant ce film il y avait un rattrapage, une envie de faire honneur à une mère, à une travailleuse de première ligne (le personnage de Rose travaille comme femme de chambre dans un hotel, ndlr), à des personnes qui sont une force de notre pays mais qui sont en permanence dénigrées. Le montage du film s’est fait pendant la campagne présidentielle, et c’était très perturbant parce que j’avais l’impression d’entendre en permanence aux infos l’inverse de ce que j’essayais de montrer. Donc forcément ça donne un peu de colère, parce que c’est terriblement déprimant cette façon de toujours remettre les dysfonctionnements d’un pays sur la figure du bouc émissaire, de l’autre, de l’étranger, des musulmans… J’avais l’impression qu’on ne parlait pas du pays dans lequel je vis.
Comment est né votre intérêt pour le cinéma ? Vous avez grandi dans quel genre de famille ?
Ma maman est comédienne de théâtre lyonnaise, et mon papa est éducateur. Il est à la retraite mais il a travaillé toute sa vie dans un Centre d’accueil et d’hébergement pour femmes isolées. Et il est poète. J’ai fait mes études littéraires et je ne savais pas du tout ce que je voulais faire. Je me suis aperçue que je ne voulais pas être prof de lettres mais que j’aimais les histoires, les personnages. J’ai entendu parler de la Femis quand j’étais à la Sorbonne et je me suis dit que le métier de scénariste pourrait m’intéresser. J’ai raté le concours une première fois, je l’ai repassé et je l’ai eu. Ensuite, à la Femis, je me suis rendu compte que je n’avais pas seulement envie d’écrire, j’avais besoin d’aller jusqu’au bout de l’aventure.
Est-ce que vous avez le sentiment d’appartenir à une bande, une génération de cinéastes ?
Pas du tout. Peut-être que ça vient du fait que je ne vis pas à Paris, je me sens dans une vie totalement normale. Mais ce qui me touche c’est que je vois beaucoup de jeunes cinéastes, beaucoup de projets très différents, un bouillonnement de films et de personnalités qui émergent et qui sont très riches. Avec cette envie de faire chacun nos films à notre sauce, ça, j’adore. Je me dis aussi que j’ai beaucoup de chance d’être en France car on a cette liberté-là.
Images (c) Blue Monday Productions – France 3 Cinéma