Vos personnages apparaissent souvent en lutte contre le conformisme, le confort bourgeois…
Dans ma génération, et ma classe sociale – que je décrirais comme classe moyenne haute, soit ce que vous appelez les « bobos » en France – il y a souvent ce désir de vouloir à tout prix être original, et en même temps une politisation, un refus du conformisme. Aksel, joué par Anders Danielsen Lie, est totalement là-dedans. Il définit son identité par son rapport à la culture, les groupes qu’il aime, les films qu’il aime… On a créé le personnage de Julie en l’imaginant un peu plus jeune, elle a du coup plus tendance à explorer, sans que ses goûts soient totalement arrêtés.
Elle se cherche plus, et par là, il y a comme un conflit de générations. Aksel réalise que son temps est presque terminé, et je voulais partager cette mélancolie-là. Vous avez vu The Last Picture Show de Peter Bogdanovich ? Il y a dans ce film une scène où un vieux cow boy s’assoit près de jeunes gens et leur raconte ses souvenirs d’un Ouest américain qui a totalement disparu. Je ne sais rien des cow-boys, mais je suis toujours ému par ces personnes qui se rendent compte que leur temps est passé. J’essaye de retranscrire ce sentiment.
Ce film est-il une catharsis pour vous, par rapport à cette peur du temps qui passe ?
Honnêtement, grâce à ce film réalisé alors que je suis en pleine quarantaine, j’accepte mieux d’être au milieu de ma vie. Bon, après, c’est vrai que j’aimerais bien être plus jeune… Mais, en même temps, j’arrive à un âge où je suis ok avec qui je suis. J’ai plus d’expérience, j’ai pu me rendre compte à quel point la vie est fragile, volatile. Je pense que ça me rend plus heureux et plus pragmatique. C’est aussi la trajectoire de Julie qui, au cours du film, doit accepter que des portes peuvent parfois se fermer.
Vous vous sentez plus proche de Julie ou d’Aksel ?
Un peu des deux. Quand j’ai commencé à écrire avec Eskil Vogt, c’était plus facile de me projeter dans Aksel et, progressivement, je me suis plus identifié à Julie, j’ai le même côté rêveur, romantique. Je me suis comme autorisé à me libérer, à m’exprimer à travers un personnage bien plus jeune. Et puis quand arrive Eivind, l’amant de Julie, là je suis revenu à Aksel, à sa vulnérabilité, caractère que je partage. Je me disais « oh mon pauvre gars. » Je n’ai pas voulu que les personnages soient comme moi, mais, en revanche, j’ai besoin de comprendre mes personnages de l’intérieur, un peu comme le ferait un acteur.
Après Thelma en 2017, c’est la deuxième fois que vous tirez le portrait d’une femme. Ça change quelque chose dans votre manière de filmer ?
Ce que j’essaie de faire, c’est éviter certains clichés quand je filme une scène du point de vue féminin. Prenez le moment où Julie mort les fesses d’Aksel, la caméra est de son côté. C’est libérateur en un sens pour moi de filmer ce genre de scènes, et plus largement de raconter ce genre d’histoires, de m’intéresser à des femmes aussi passionnantes que Julie, et j’espère qu’un jour les hommes seront assez attentifs au regard féminin pour que ces questions de points de vue masculins ou féminins ne se posent plus.
Aksel se demande s’il ressent seulement de la nostalgie, ou s’il traverse une angoisse existentielle plus profonde. Vous, vous avez décidé ?
Je ne sais pas, c’est difficile de répondre à cette question… Enfin, je veux dire, j’ai déjà eu ma crise existentielle. On l’a tous à un moment, je pense, et ça peut revenir plusieurs fois. Dans le film, je voulais exprimer une sorte de paradoxe. Aksel a un regard rétrospectif sur sa vie et se demande si tout ce qu’il a accompli a vraiment du sens. Alors que Julie lui dit qu’elle aimerait avoir la même assurance que lui dans la vie. C’est un film sur le bad timing, un truc qui m’interroge énormément. Ce sentiment qu’on a parfois quand on rencontre quelqu’un et qu’on se dit que, à un autre moment, avec un autre âge, et dans un autre contexte, on aurait pu former un super couple avec cette personne.
Quand vous étiez plus jeune, est-ce que comme Julie vous vouliez tout expérimenter, vous aviez son audace ? Et si oui, avez-vous gardé cet état d’esprit ?
Je pense. La seule continuité de ma vie, ça a été de réaliser des films. C’est juste en ça qu’on est différents, elle et moi. Sinon, oui, j’ai toujours été très agité, curieux, romantique, rêveur… Comme elle j’ai parfois eu ce sentiment qu’il fallait que je me pose avec une personne. C’est pour ça que dans le film elle souhaite s’investir dans quelque chose de créatif, elle pense que ça peut résoudre certains problèmes, mais les complications arrivent vite.
Avec un sens du détail affirmé, le film capte puissamment notre époque. Quel regard portez-vous sur elle ?
On traverse une phase de besoin incessant de changement, avec des revendications pour un monde plus équilibré du point de vue des genres, des ethnicités. J’ai toujours soutenu ça dans ma vie, ce n’est pas nouveau pour moi. Mais je pense que le climat dans lequel nous évoluons devient un peu agressif. C’est quelque chose que j’ai vu changer. Je veux dire, je me souviens qu’à la fin des années 1990, au début des années 2000, c’était difficile de provoquer, tout le monde avait comme une vision ironique des choses. Je pouvais dire n’importe quoi et les gens savaient que je pouvais plaisanter. Maintenant, si je dis quelque chose d’un peu limite, quelqu’un pourrait se mettre très en colère. C’est si complexe. Mais je crois que ces changements ne sont pas mauvais, on doit embrasser l’avenir.
Une séquence du film nous pose question, notamment à cause de certaines réactions de spectateurs qui semblaient applaudir le discours d’Aksel critiquant grossièrement, de manière caricaturale, le féminisme contemporain dans une émission TV. Qu’avez-vous voulu exprimer à travers elle ?
Honnêtement, j’ai passé beaucoup de temps à essayer d’équilibrer cette séquence de la bonne manière. Et je ne veux pas trop en dire parce que, maintenant que le film a été projeté, je me rends compte que les gens ont des interprétations très différentes par rapport à cette scène, en lui prêtant à chaque fois des intentions opposées.
Par rapport aux gens qui ont applaudi, certains m’ont dit que c’était parce que les spectateurs trouvaient Aksel idiot de formuler un tel discours, quand d’autres pensaient qu’au contraire ils avaient dit bravo parce qu’il le trouvait intéressant. Je crois que je ne vais pas trancher. J’espère que les gens vont aller au bar pour en discuter après le film. Les deux points de vue sur la même scène me semblent intéressants, et peuvent être pertinents en somme.
En tant que trentenaire, Julie fait face à des injonctions sur la maternité. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette problématique ?
A travers ce questionnement, les femmes et par extension les hommes sont confrontés à l’idée du temps qui passe, ce qui s’incarne en plus par le corps, la biologie même. D’un côté, j’ai grandi dans un foyer féministe, avec une mère très libérale, qui travaillait, avec trois enfants. Elle adorait être mère, mais je me souviens qu’elle faisait partie d’une génération de femmes qui a dû lutter pour avoir des projets, des ambitions propres, en même temps qu’avoir des enfants. Elle a dû assumer ce choix face à une société qui ne l’aidait pas forcément. Le monde n’est pas un lieu d’options infinies, et le temps est limité : j’avais envie d’explorer cette idée de choix limite.
Comme dans Oslo 31 août, il y a des séquences de nuits blanches magnifiques. Qu’est-ce qui vous fascine dans ces instants-là ?
C’est parce qu’il est encore question de temps, non ? La nuit, c’est des instants un peu hors du temps. Quand je travaille à ce moment-là, j’ai l’impression d’être libre, sans pression. Dans une scène nocturne du film, Julie a beaucoup de chagrin. Elle se promène dans la ville, avec sa solitude. Je pense qu’elle a très peur d’être seule. A travers cette marche, elle comprend et accepte enfin qu’elle peut l’être.
Aksel est dessinateur d’une BD underground un peu trash qu’il voit malgré lui adaptée dans un dessin animé inoffensif. Quel est votre rapport à la BD ?
Je suis un grand fan de BD indé. J’ai grandi avec des revues comme Mad Magazine, qui seraient un peu politiquement incorrectes selon les normes d’aujourd’hui. Mais, en même temps, je trouve qu’ils étaient très progressistes pour l’époque, ils se moquaient du pouvoir… Le seul truc, c’est que eux aussi publiaient des blagues misogynes, exactement comme Aksel qui est en quelque sorte coincé dans une époque, et dans cette idée un peu puérile que s’il fait de telles blagues, il prend part à un combat pour la liberté d’expression. Il est un peu old school en fait.
Il y a d’ailleurs une dimension un peu teen movie car Aksel a aussi ce côté un peu adulescent. C’est un genre qui vous parle ?
J’ai grandi avec les films de John Hugues, The Breakfast Club, Ferris Bueller… C’est drôle que vous me demandiez ça parce que, pour la séquence où Oslo se fige, tandis que Julie court le sourire aux lèvres, le seul film que j’ai montré à mon équipe, elle venait justement de La Folle Journée de Ferris Bueller. Celle où Ferris et ses amis dansent sur le char, et que toute la ville de Chicago semble les accompagner dans leur fuite, en chantant avec eux. Pour cette scène, on n’a pas du tout utilisé d’effets spéciaux, les figurants se sont vraiment figés, certains tremblaient, il y avait du vent dans les arbres. C’est comme si tout Oslo choisissait de rester immobile pour Julie, à la façon d’un rituel.
Vous collaborez depuis votre premier film Reprise avec le scénariste Eskil Vogt, avec lequel vous construisez des portraits mélancoliques de jeunes qui ne savent pas très bien où ils vont. Comment travaillez-vous ensemble ?
C’est un grand scénariste, bien meilleur que moi. Cette fois, on a essayé d’écrire une comédie romantique. En général, une session de travail se passe comme ça : on s’assoit, on parle de films, de la vie, puis les choses arrivent toutes seules. On n’a pas d’approche très cadrée, c’est très simple, très humain. On considère que c’est une merveilleuse façon de passer du temps ensemble, de créer. Il m’aide à mieux me comprendre, aussi.
: Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier (Memento, 2h01), en salles le 13 octobre
Crédit portrait : Lars Eivind Bones