Cet entretien a été réalisé et initialement publié en mai 2021, lors du Festival de Cannes
En Haïti, tu es connue en tant qu’actrice. Est-ce que tu peux retracer ton parcours ?
J’ai grandi dans le nord de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, dans une famille monoparentale. Ma mère est une femme qui bouge beaucoup, on changeait de maison tous les ans jusqu’à s’installer, vers mes 13 ans, dans un quartier proche de l’aéroport international, qui est un quartier populaire. Je suis partie un peu après le tremblement de terre de 2010. C’est là que j’ai commencé à faire du cinéma, à 17 ans.
C’était l’âge d’or du cinéma haïtien, on faisait beaucoup de films et ils sortaient dans les salles, parce qu’on en avait à l’époque, contrairement à aujourd’hui. C’est ce qui fait qu’en Haïti, je suis assez connue parce que ça fait presque vingt ans que je suis en avant-plan. Après le tremblement de terre, tout le monde était d’humeur généreuse – j’ai pu avoir une bourse d’études qui m’a permis d’étudier pendant deux ans à Paris. Après je suis retournée en Haïti parce que c’était compliqué.
C’est-à-dire ?
J’avais un agent, mais les rôles qu’on me proposait me catégorisaient trop. Surtout des femmes de ménage, dans le 93 par exemple – alors qu’à l’époque, je ne savais même pas où c’était, le 93. Ils avaient un problème avec mon accent, ça n’avait rien à voir avec mes capacités de comédienne. C’était toujours « D’où viens-tu ? », « Pourquoi t’as cet accent-là ? » « Elle est pas assez noire ». Voire : « Elle est trop belle pour être noire dans un film. » Ça m’a extrêmement troublée.
Je suis restée une année après mes études, mais c’était hors de question que ça soit ça, ma vie et ma carrière, je suis repartie en Haïti. J’ai monté ma boîte de prod et commencé à faire des portraits, des clips pour des amis. Puis j’ai fait un premier documentaire sur ma famille et la schizophrénie de ma mère [Douvan jou ka leve (Le jour se lèvera), en 2017, ndlr]. C’est probablement la chose la plus difficile que j’ai eu à faire professionnellement.
« Freda » : tranche de vie à Haïti
Au cinéma, Haïti est souvent associé au vaudou (Vaudou de Jacques Tourneur, L’Emprise des ténèbres de Wes Craven, Zombi Child de Bertrand Bonello). Comment tu perçois ça ?
Il faut absolument que notre regard, celui des Haïtiens, existe. Tous ces regards extérieurs paraissent déplacés parce qu’il n’y a pas la balance, pas assez de regards qui viennent d’Haïti. C’est comme si on était mis à l’écart de notre propre histoire.
Bien sûr, les gens font les films comme ils veulent, où ils veulent, mais moi, ce qui m’intéresse, c’est que notre point de vue existe, notre regard, qu’on se regarde. Non seulement pour nous-mêmes, parce qu’on a énormément de choses à régler entre nous, comme humains, comme peuple, mais aussi pour permettre qu’à l’extérieur, les gens aient plus de propositions, plus de points de vue et d’informations sur le pays.
Pour Freda, qu’est ce qui t’a donné envie de te concentrer sur une famille dont les trois enfants sont déjà adultes ?
C’est un truc qui arrive beaucoup en Haïti et dans les pays où la précarité est très forte. On ne devient jamais adulte, parce qu’on est obligé de rester en tribu pour survivre. Il n’y a pas cette possibilité de dire à 18 ans : « Bon, maman, je vais louer mon appartement, je vais me trouver un petit boulot chez McDonald ou comme serveur. » Les gens restent ensemble et c’est pour ça qu’il y a cette violence, ce désir de s’autonomiser. Certains font des choix radicaux, essayent de trouver d’autres façons d’accéder à leur indépendance et de s’extraire du nid familial. D’autres n’en sont pas capables parce que cette radicalité coupe les liens, elle suppose d’abandonner les siens et de tout reconstruire ailleurs.
Parce que l’idée de rester ensemble, c’est vraiment de se partager les tâches et les quêtes pour trouver l’argent. C’est très difficile de décider de partir, de se dire : « C’est votre problème, c’est toi la mère. C’est toi qui as eu tes enfants. Tu te débrouilles. » C’est un comportement qui est très rare chez nous.
On dit souvent que les Haïtiens sont individualistes. Je pense que c’est le plus gros mensonge qui existe parce que, si c’était le cas, on serait déjà morts. La diaspora haïtienne, c’est ce qui fait vivre Haïti. Enormément de gens que je connais se mettent dans des situations terribles dans un autre pays juste pour pouvoir envoyer de l’argent à Haïti. C’est ce qui fait que les gens continuent de survivre. Sinon, on serait déjà effacés. Je n’exagère même pas.
Dans le film, le lien entre les sœurs est fort mais leur mère n’entre pas dans leur complicité, elle prostitue quasiment sa fille et cherche à faire survivre les siens par tous les moyens. Tu penses qu’il y a une fracture entre les générations ?
Oui, la génération précédente a dû se battre différemment. A un moment, il y avait des besoins tellement urgents, des manquements tellement évidents… Par exemple, ma mère a à peine commencé ses études. Plus tard, elle a compris que la société attendait d’elle qu’elle soit diplômée. Elle a dû composer avec tout ça, notamment en laissant le patriarcat gagner de temps en temps, pour survivre.
La nouvelle génération a plus de choix. Ce n’est plus tabou que les femmes aillent à l’école, même si à l’université il y a un très faible pourcentage de femmes dans beaucoup de domaines, mais ce n’est plus tabou, de finir ses études. Les parents de ma mère lui disaient que ce n’était pas nécessaire. « Tu fais ton certificat, tu sais lire et écrire : c’est bon. De toutes façons, c’est l’homme qui va devoir s’occuper de toi, qu’est-ce que tu vas faire de tout ce savoir ? »
Le président d’Haïti, Jovenel Moïse, a été assassiné le 7 juillet dernier par un commando armé. Les tenant et les aboutissants de cette affaire restent encore inconnus. Tu as pris pour toile de fond dans ton film le fait que le peuple se soulevait depuis des années contre lui, l’accusant notamment de ne pas lutter contre l’insécurité qui règne en Haïti.
Je pense qu’il a créé ce climat, ou en tout cas qu’il n’a rien fait pour le changer. Trois jours avant sa mort, quinze personnes se sont fait assassiner, dont une militante féministe que je connaissais très bien, Antoinette Duclair ; il n’a pas dit un mot, pas un discours, comme pour tous les assassinats qui se sont produits avant. Il était dans le déni total. Comment a-t-il pu laisser la situation dégénérer à ce point alors que la sonnette d’alarme a été sonnée tellement de fois ? Croire qu’on peut créer des situations pareilles et en être soi-même exempt, c’est absurde.
Tu vis toujours à Haïti ?
Oui ! Même s’il y a énormément d’artistes haïtiens que j’adore qui vivent à l’extérieur, moi j’ai toujours souhaité rester sur place le plus possible. Je bouge beaucoup, j’ai mon fils qui vit ailleurs, mais une bonne partie de l’année je vis en Haïti, j’ai ma maison là-bas. C’est important pour moi, la sensation d’être bien implantée dans ma terre.
C’est quoi, ton prochain projet ?
Je voudrais explorer le rapport des Haïtiens – j’ai envie de dire « humains », mais ça se passe en Haïti, donc je vais dire « Haïtiens » – avec la moralité, et je vais le faire dans le milieu de la prostitution et des travestis en Haïti. Il y a des lynchages, des choses horribles qui sont arrivées à des amis.
Il y a deux mois, j’ai un ami qui a été assassiné dans son lit, ils sont beaucoup à avoir été assassinés, et c’est comme s’ils n’avaient jamais existé, à part pour nous, leurs proches. J’ai envie de comprendre pourquoi cette animosité, alors qu’on a probablement eu le président le plus obscène du monde, Michel Martelly, [président d’Haïti de 2011 à 2016, ndlr], un chanteur de compas [version haïtienne du hip-hop, ndlr] complètement dévergondé qui faisait des disques seulement pour dire des obscénités.
Une partie des Haïtiens est prête à élire ce mec à la présidence pendant cinq ans mais ne supporte pas la prostitution et le travestissement. Comment des paradoxes pareils peuvent exister ?
: Freda de Gessica Généus (Nour Films, 1h29), en salles le 13 octobre