Une femme dans la trentaine qui peine à se stabiliser émotionnellement et professionnellement, c’est un thème dont les films et les séries raffolent. Comment as-tu forgé l’originalité de ton personnage ?
Je n’ai pas cherché à tout prix une héroïne qui s’inscrive dans un genre ou s’en distingue. J’ai nourri le personnage de Pauline asservie avec des choses de ma personnalité sans penser à Anaïs Demoustier : la greffe entre nous a tellement bien fonctionné que je voulais pour ce nouveau film un personnage assez proche. J’ai travaillé ses excès, en poussant un peu les curseurs : elle parle à mille à l’heure, vit à mille à l’heure, est toujours en mouvement, et a quand même pas mal d’autodérision. L’idée était de travailler cette veine comique mais d’aller plus loin, dans l’exploration des sentiments notamment. C’est pour ça que la deuxième partie du film est plus libre, on bascule dans autre chose.
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Le film travaille beaucoup la question de la logorrhée : on peut dire qu’Anaïs dialogue d’abord avec elle-même…
Mes deux portes d’entrée vers le cinéma, ce sont la langue – j’ai été assistante éditoriale chez Grasset – et le jeu – j’ai d’abord voulu être actrice. J’ai un rapport assez intense à la langue, j’écris d’abord les dialogues, et c’est sur cette base que je construis le reste. J’aime beaucoup mélanger les registres de langue. Anaïs emploie un langage hybride, propre à son milieu littéraire, un peu intello, elle utilise un vocabulaire recherché et en même temps, sa spontanéité lui fait dire des choses familières, assez brutes de décoffrage. La logorrhée renforce l’aspect comique, mais révèle aussi l’aspect un peu enfermé en lui-même, coupé du monde, un peu perdu du personnage.
Le film repose avant tout sur sa science du rythme. Comment as-tu trouvé le bon équilibre ?
Cette obsession de la vitesse était déjà présente dans Pauline asservie, qui est pourtant un film sur l’attente et sur l’aliénation amoureuse. Je prépare ça minutieusement dès l’écriture, les indications que je donne aux acteurs portent toujours sur le déplacement dans la scène et sur le rythme, tout est très chorégraphié et pensé en amont, souvent via des plans-séquence ; ça ne m’intéresse pas du tout de filmer des dialogues en champ-contrechamp. Avec mon chef-opérateur Noé Bach, notre grande référence commune est Éric Gauthier, chef opérateur des premiers films d’, de Desplechin, et qui a travaillé avec Chéreau. Comment je me suis disputé… ma vie sexuelle et Ceux qui m’aiment prendront le train sont d’ailleurs deux influences manifestes du film.
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Anaïs ne cesse d’entamer des choses qu’elle interrompt. Tu dis dans le dossier de presse que « si elle prenait le temps de réfléchir, d’observer ce qui lui arrive, elle s’effondrerait ». C’est comme ça que tu la perçois, la jeunesse française ?
Je trouve que la trentaine est un âge hyper angoissant, peut-être plus encore pour les femmes. C’est l’âge où on nous somme de nous engager, de prendre toutes les décisions : quelle vie amoureuse tu veux, quelle vie professionnelle, est-ce que tu veux un enfant… Il y a quand même une espèce de crise de la trentaine, avec des personnes qui changent de métier, qui partent chercher une vie très différente ailleurs.
Mais cette manière d’être toujours en action, toujours en mouvement pour ne pas trop réfléchir aux difficultés de la vie, c’est plus une caractéristique personnelle et subjective d’Anaïs, sa manière de faire face aux choses douloureuses. Je ne sais pas si les jeunes vivent aussi vite que ça… Mais c’est vrai qu’on nous répète qu’il faut vivre au présent, et ce personnage qui ne se projette jamais résonne forcément avec l’époque, où l’horizon est complètement bouché.
Le film s’ouvre sur des appartements parisiens exigus – « C’est jamais trop grand, une maison » dit avec naïveté Anaïs, qui peine à boucler son loyer – et s’aère progressivement dans une deuxième partie à l’extérieur. Qu’est-ce qui a motivé ce trajet de récit, qu’épouse aussi la mise en scène ?
On commence à Paris parce que le décor dans lequel Anaïs évolue est celui des intellectuels, des écrivains, elle prépare une thèse à la Sorbonne : il était primordial pour moi que quand l’histoire de désir se déploie, on se déplace vers la campagne, vers la nature. Je voulais me servir de la sensualité des paysages qui, pour moi, va de pair avec l’érotisme.
Ton film déjoue le côté « note d’intention » : ce n’est ni un film sur un trio amoureux, ni sur l’orientation sexuelle, ni sur la jeunesse précaire… C’est un film sur quoi, alors ?
J’ai souvent envie d’explorer des sentiments, des expériences que j’ai pu éprouver. Mon obsession pendant l’écriture, c’est de restituer la complexité de la vie, même si ça peut paraître un peu grandiloquent, et c’est pour ça que je ne peux pas toujours donner des réponses univoques à mes producteurs ou aux gens qui lisent le scénario quant à ce qui motive mon personnage – c’est comme dans la vie : elle aime pour diverses raisons, qui peuvent être contradictoires.
J’ai quand même l’impression que c’est un film sur le désir. Le désir au sens large, c’est-à-dire ce qui nous met en mouvement, nous déplace, nous projette vers l’autre. Il y a quelque chose de très mystérieux, d’un peu magique dans le désir amoureux, érotique. C’est aussi un film sur la vitalité, sur l’élan vital. Et c’est l’histoire d’une rencontre : comment une rencontre peut vous transformer et vous emmener dans des endroits complètement imprévus.
PROPOS RECUEILLIS PAR GAUTIER ROOS
Les Amours d’Anaïs de Charline Bourgeois-Tacquet, sortie le 15 septembre 2021
Images : Copyright Haut et Court