CANNES 2022 · Maksym Nakonechnyi : « On voulait interroger la tristesse, la colère, le désarroi des vétérans »

Alors que l’invasion russe se poursuit en Ukraine, plusieurs cinéastes ukrainiens se sont rendus sur la Croisette pour présenter des films qui résonnent, plus ou moins directement, avec le conflit. Rencontre avec Maksym Nakonechnyi, auteur de « Butterfly Vision » sélectionné à Un certain regard, chronique vibrante et torturée sur le retour explosif d’une vétéran de guerre après plusieurs mois passés en captivité.


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Votre film traite du conflit avec la Russie, mais prend place avant l’invasion menée à grande échelle en février dernier. Le film a, on l’imagine, pris une dimension un peu différente depuis…

Oui, car au départ nous pensions réaliser un film sur les conséquences de la guerre dans le Donbass. C’était donc un film sur le passé. Finalement, Butterfly Vision est devenu un film sur comment survivre face à l’horreur. Le film aborde aussi quelques sujets très controversés, comme par exemple les exactions qui ont pu être menées par des vétérans après leur retour du front. Ce n’est pas quelque chose qui est très mis en avant dorénavant, car la Russie utilise ces problèmes comme une arme de propagande à notre encontre, mais il y a peu de temps encore, c’était un sujet de débat important. Avec ce film, on ne voulait en tout cas accuser personne, mais simplement interroger les conséquences de la guerre et ce qui pouvait pousser des vétérans à agir de la sorte : leur désarroi, leur tristesse, leur colère, leur sentiment d’isolement, etc.

Qu’avez-vous fait ces derniers mois depuis l’invasion à grande échelle ?

Avec mes amis et collègues, on a emménagé dans notre bureau à Kyiv, dans le quartier historique de Podil. C’était plus sûr de rester ensemble. Ce bureau s’est peu à peu transformé en un appartement, en un studio de cinéma et en un siège destiné à l’aide humanitaire. Au tout début de l’invasion, nous nous sommes demandé comment pouvait-on se rendre utile pour le pays. On a commencé à filmer ce qui se passait autour de nous, mais aussi à se porter volontaire. On a tourné à Kyiv, à Odessa, ma ville d’origine, puis aux alentours de la capitale, une fois que la banlieue a été libérée. Nous avons aussi essayé d’aider les militaires et les associations dans le champ de la communication et de la logistique.

Comment est née l’idée de Butterfly Vision, dans lequel sont intégrées de nombreuses images issues des nouveaux médias ? Est-ce par le biais des images ou, plus directement, à la suite d’une rencontre que vous avez eu envie de réaliser ce film ?

L’idée de ce film est née lorsque j’étais monteur sur le documentaire Invisible Battalion, consacré à des vétérans féminines du Donbass, à leur place dans l’armée ukrainienne, etc. L’une des protagonistes considérait notamment que sa capture l’effrayait davantage que sa mort, et elle demandait à ses camarades de lui promettre de la tuer si cela arrivait. Cela m’a énormément marqué, et je me suis demandé ce qui pouvait bien être pire que la mort… C’est là que l’idée d’une fiction centrée sur le retour d’une vétéran après sa capture m’est venue. Par une coïncidence tragique, la protagoniste de ce documentaire a depuis été prise en otage. Volontaire paramédicale, son nom est Julia Payevska, nom de code Tayra, et nous appelons à sa libération immédiate.

Vous êtes-vous inspiré d’autres films sur le retour de vétérans de guerre ?

Nos références principales ne se trouvaient pas dans les films traitant du retour post-traumatique des soldats, mais bien sur des films traitant directement de la guerre elle-même, comme Frost de Sharunas Bartas. Nous avons aussi regardé beaucoup de documentaires, dont certains ressemblent aux reportages médiatiques que l’on voit dans Butterfly Vision. C’est le cas de War Note, réalisé par mon concitoyen Roman Liubyi, où l’ensemble des images proviennent des vidéos tournées par les soldats avec leurs téléphones portables. Nous avons quoiqu’il en voulu soit apporter à notre fiction cette touche un peu directe, proche du style erratique de la vidéo amateur.

On a le sentiment que vous filmez Kyiv comme étant elle-même une zone de guerre, avec notamment des plans de drone en contre-plongée. Vouliez-vous déjà suggérer la propagation probable du conflit dans le reste du pays ?

On voulait juste montrer que Lilia se sent toujours en guerre même après en être revenue. Il était aussi question de retranscrire cette “nouvelle vision” à laquelle elle s’est habituée sur le front (celle des drones). On a ainsi plusieurs plans où Lilia cauchemarde une ville en ruines, ravagée par la guerre. Il s’avère que, maintenant que des tirs de missile ont effectivement visé Kyiv, cette vision cauchemardesque n’est pas si loin de la réalité. Quoiqu’il en soit, il me semblait important de rappeler un fait : la guerre ne s’arrête pas quand les tirs cessent ! Les conséquences sont bien plus longues, éparses, diluées dans le temps et à travers les territoires. C’est quelque chose qu’il faut garder en tête.

Vous avez eu recours à des effets de compression vidéo, avec des artefacts et des bugs visuels, pour figurer tout au long du film le traumatisme de Lilia. D’où est venue cette idée ?

Pendant le montage, on a d’abord choisi d’intégrer des jumps cuts, pour montrer la déconnexion à soi-même et à la réalité que peut générer le traumatisme. L’ensemble était assez chaotique, avec les flashbacks, les rêveries mais aussi toutes les images médiatiques. Il manquait quelque chose qui fasse le liant entre tous ces éléments hétérogènes. Il s’avère que l’une des séquences de drône contenait en elle-même des artefacts. Et on a eu l’idée de garder ça et de l’étendre à l’ensemble du film en reproduisant nous mêmes des glitches. C’était idéal, car ça représente parfaitement les sensations de Lilia en même temps que l’état fracturée et abîmée du pays.

Votre film livre une vision particulièrement sombre sur l’impossibilité de sortir de la guerre. Est-ce représentatif du sentiment de la jeunesse ukrainienne ? 

Notre génération est définie par la guerre. Cela va nous hanter pendant longtemps, surtout les jeunes qui ont pris les armes pour se battre. Mais je n’appellerai pas ça non plus une “génération perdue”. Il y a certes quelques âmes errantes, des gens qui se sont égarés, mais aussi beaucoup de personnes chez qui le conflit a donné une direction, un horizon à suivre. L’expérience douloureuse de la guerre peut aussi nous renforcer, en élargissant notre regard sur le monde.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?

Avant l’invasion globale en février, j’étais en train de préparer mon deuxième long-métrage. AprèsButterfly Vision, qui est un film très dur, je m’étais promis de réaliser quelque chose de plus léger : une comédie. J’avais une idée de film un peu ironique sur le pouvoir et les affaires publiques, puis j’ai mis le projet enstand-by au moment où les premiers missiles russes ont atteint Kyiv, car le projet de mon film dépendait grandement de l’actualité. En l’état, je m’intéresse à des pièces dramatiques traditionnelles qui pourraient raconter ce qui se passe actuellement dans mon pays. Même si pour l’instant la fiction est devenue impossible en Ukraine. Il n’y a plus de financements, plus d’accès à certains studios, tout est gelé. Je garde espoir, car les travaux documentaires que l’on mène avec mes amis à Kyiv vont finir par aboutir à quelques films, j’en suis certain.

: Butterfly Vision de Maksym Nakonechnyi (en salles le 12 octobre)