Bruno Dumont : « France a plein de défauts, mais je la glorifie »

Dans « France », présenté en Compétition à Cannes, Bruno Dumont imagine une anti-héroïne contemporaine, journaliste star en pleine crise existentielle (Léa Seydoux), et croque notre époque à sa manière tragicomique : en la transfigurant.


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France montre un milieu médiatique vulgaire, voire obscène, mû par le profit et la starification. Vous méprisez toujours autant la télévision ?

Ah non, je n’ai pas de mépris pour la télévision ! Je fais la différence entre les gens et le système. Je n’aime pas le système, mais j’aime plutôt les gens. Les journalistes, je les connais, je les fréquente, c’est plutôt une élite, intellectuellement. J’aime explorer la manière dont les gens peuvent rentrer dans un système. Certains aiment ça, d’autres pas. Quand j’héroïse quelqu’un, ce n’est pas pour lui taper dessus. France a plein de défauts, mais je la glorifie, le film y va carrément ! Comment l’être humain peut se faire balader, s’aliéner et se libérer : voilà ce qui m’intéresse.

Vos deux précédents films sur Jeanne d’Arc étaient adaptés d’écrits de Charles Péguy. France s’inspire d’un autre de ses textes, Par ce demi-clair matin, mais de manière plus libre…

J’avais ce titre de Péguy en tête quand j’ai écrit parce que je sortais de Jeanne, c’était mon terreau. Mais France n’est pas du tout une adaptation. Par ce demi-clair matin était juste un titre de travail. Ça veut dire « il était une fois », c’est très joli, je trouve. Mais, pendant le tournage, j’ai passé mon temps à expliquer aux gens ce que ça signifiait et ça m’a vite énervé, personne ne comprenait. En fait, je voulais faire un film inscrit dans la modernité en m’inspirant d’époques anciennes. Et sur la nouvelle façon de penser en rapport avec le numérique.

Bruno Dumont, maître du portrait

Le culte de l’instantanéité ?

Voilà. Et l’incidence de ces moyens numériques sur notre façon de penser. Les médias se sont approprié la fiction, ce qui rend le cinéma un peu pauvre. C’est pour ça que mon film est une fiction totale. Je n’ai pas passé huit semaines avec une journaliste pour savoir comment ça se passe, ce n’est pas le sujet. Il n’y a aucune journaliste française qui fait ce que fait France de Meurs par exemple, elle a un style américain. Le sujet, c’est l’évolution des mœurs dans un nouveau système.

Après Juliette Binoche dans Ma Loute, vous filmez Léa Seydoux. Utilisez-vous la même méthode avec une star qu’avec des acteurs non professionnels ?

Je travaille de la même manière avec Léa Seydoux qu’avec un quidam. C’est sa nature qui m’intéresse. La méthode est la même : les acteurs ont des oreillettes et je leur parle en permanence. C’est perturbant parce qu’ils n’ont pas l’habitude. La plupart du temps, on leur fout la paix. Au lieu de leur parler entre les prises pour leur dire « On la refait, mais cette fois tu baisses la tête et tu regardes par là », je leur parle pendant qu’on tourne. Benjamin Biolay a eu du mal. Léa a bien aimé. Ça délivre du texte, de la mémoire. Ça fausse, aussi. Mais j’aime le faux.

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L’héroïne est une star du journalisme qui tombe en dépression à la suite d’un banal accident de voiture avec un jeune homme d’origine modeste. France raconte l’éclatement d’une bulle ?

L’accident déclenche un truc chez France, comme si elle retournait au réel. Parce qu’elle est dans une bulle, oui, mais elle a quand même une hypersensibilité. Beaucoup continueraient leur chemin. Elle, non. Elle est hyper médiatique, mais son hypersensibilité va la faire regimber : c’est ce qui rend le film possible. Elle est à la fois le système et pas le système. Ce qui est intéressant, c’est la complexité de cette femme.

Quand France se filme sur un bateau de migrants, c’est obscène et, en même temps, elle lâche quelques larmes honnêtes.

Voilà, c’est tout le film : son métier a quelque chose d’obscène, mais elle reste humaine. Elle est le mélange des deux, et c’est insupportable à vivre. L’origine du film vient de mes rencontres avec des journalistes : certains ont des problèmes de conscience. Ils ne sont pas bien dans ce double mouvement contraire : l’obligation industrielle de rendement et le côté glorieux du métier dans sa quête de vérité. J’ai vu des gens connus qui le vivaient très mal. D’où mon estime pour eux, car ils résistent. Et il y a un peu la même chose chez les acteurs, avec le phénomène de starification, donc, pour moi, c’était évident de prendre une actrice.

SUPERCUT : Les visages chez Bruno Dumont

France met aussi en scène, puisqu’elle dit « Action ! » et « Coupez ! » sur ses reportages en zone de guerre.

Finalement les reportages télévisés, c’est du cinéma. Sauf que, devant un film, le spectateur le sait que c’est du cinéma, il y a une espèce de pacte ; alors qu’à la télé on nous fait croire que c’est la vérité. Au final, tout est du cinéma.

Comme beaucoup de vos personnages, cette héroïne cherche un sens, une grâce introuvable.

Oui, c’est toute sa noblesse. C’est pour ça que c’est une fille bien. Elle a un cœur à l’intérieur qui sait que tout autour d’elle n’est qu’un cirque. Tout est ambigu, c’est sûr. Je préfère cette coexistence des choses qu’une vision éthérée du bien. C’est très « Péguy » ça, l’idée qu’on est tous mêlés, donc mieux vaut chercher à s’exalter dans le présent que d’annoncer des lendemains qui chantent.

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L’un des motifs du film, c’est un zoom sur le visage de Léa Seydoux qui se met à pleurer. Une image en papier glacé qui se liquéfie…

L’extérieur du personnage de France est sophistiqué, l’intérieur, non. Elle craque, comme poussée par la caméra. La télé la montre de manière télévisuelle, quand la caméra cinématographique va sans cesse être en train de la piquer. C’est pour ça que le film ressemble à un roman-photo, à un mélo, fidèle au personnage, et en même temps quelque chose de plus critique lors de son reportage sur les migrants, où l’on s’extasie sur leurs visages – « Qu’est-ce qu’ils sont beaux ! » Pour moi, les journalistes deviennent fous, à trouver ainsi de la réussite dans la misère. Ils ont perdu le contact avec le sol.

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Vous regardez la télé ?

Oui. TF1, par exemple, ça me sidère, car derrière ce spectacle il y a des industriels. Comment des gens aussi intelligents peuvent-ils fabriquer des émissions aussi débiles ? Comment dorment-ils ? Et en même temps, je n’y vois pas des monstres non plus, je ne suis pas une conscience pure, je ne suis pas militant, humaniste… tout ça, je déteste à égalité. Je suis plus proche de Blanche Gardin. Il ne faut pas avoir peur de taper sur tous ceux qui viennent pleurer à la télé pour nous expliquer qu’il faut aider les malheureux alors que derrière… Je n’aime pas ces gens-là. Les tartuffes.

C’est pour ses idées que vous avez casté Blanche Gardin ?

Oui, et parce qu’il fallait un côté comique. Je me suis dit : « Je vais faire une comédie française. » Un truc académique, avec des acteurs plus ou moins académiques. Un truc à peu près « droit ». Après, j’ai mes travers à moi… C’est moins austère que Jeanne [son film sur Jeanne d’Arc, en 2019, ndlr] quand même, non ? La facture est assez psychologique, le film repose sur les canons assez industriels. Pour mieux les tordre.

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Emmanuel Macron apparaît dans son propre rôle pour une scène de comédie. Pourquoi ce caméo présidentiel ?

Macron était d’accord, ça l’amusait. Il est habitué à jouer, avec ses vidéos sur YouTube. Le montrer, c’est ambigu, mais c’est le sujet du film : comment le cinéma et la télé travaillent de concert, font la même chose. Ils font des plans et découpent, nous aussi. On fait de la fiction, eux nous disent que non. Ils mentent. Plus ou moins gravement. Et les politiques font pareil. Ils sont des industriels, certes, mais ils ont un cœur. C’est d’ailleurs ce que dit un homme politique à France dans le film, il la remet à sa place.

Depuis votre série P’tit Quinquin, en 2014, votre cinéma s’est converti, en partie du moins, à la comédie. Que vous a apporté cette « conversion » ?

Le rire permet de faire le tour de la question. Le tragique a besoin du comique. Sinon, pas d’équilibre. On a besoin de la ligature, comme disait Victor Hugo. Les choses sont liées. Une pure tragédie, c’est abstrait. Une pure comédie, ça manque de gravité. J’ai fait du pur burlesque, maintenant j’arrive à synthétiser : France est à la fois un drame, une comédie, un mélo… Et le spectateur doit faire sa cuisine. Ce que je n’aime pas dans le cinéma français, c’est son naturalisme sociologisant, son rigorisme. C’est toujours très moral. Je ne suis pas un curé, j’aime la transgression.

France de Bruno Dumont, ARP Sélection, sortie le 25 août

Portrait : Paloma Pineda