Vous avez grandi dans le Kent, un compté au sud-est de Londres. Etiez-vous proche de la nature ?
Pas vraiment, il n’y avait aucune ferme là où j’habitais. C’était plutôt un désert industriel, avec des usines délabrées et d’anciennes gravières. Un décor assez étrange plus qu’un romantique paysage bucolique. Je traînais tout le temps dehors mais il n’y avait pas une vache à l’horizon. C’est à 20 ans, avec mon copain de l’époque, que j’en ai vu une pour la première fois. On est allés se promener en-dehors de Londres, dans un coin qu’il connaissait, on s’est baladés dans un champ et tout un tas de vaches est venu vers nous. J’étais super impressionnée par leur taille ! Mon copain m’a photographiée alors qu’une vache me léchait la main, j’ai toujours la photo chez moi. J’avais un peu peur mais je trouvais déjà que c’était un animal d’une grande gentillesse, j’étais en admiration.
Pourquoi avez-vous choisi de tourner le film dans une exploitation de vaches laitières et non dans un abattoir ?
Quelqu’un d’autre aujourd’hui m’a parlé d’abattoir, en pensant que le film s’y passait. Ça raconte des choses, cette attente… J’ai choisi une exploitation laitière parce que je sentais que c’était ce qui allait le plus m’intéresser, car les vaches travaillent dur et leur existence a quelque chose de très propre à la condition féminine : elles sont pleines, donnent la vie et toute la leur est basée sur ces fonctions. J’ai compris qu’il pourrait y avoir pas mal de couches d’interprétation, que ça donnerait matière à réflexion.
Votre tout premier film, un court métrage réalisé en 1998, s’intitulait Milk…
Oui ! A l’évidence, j’ai toujours les mêmes centres d’intérêt… Notez que mon deuxième court métrage s’appelle Dog [« chien », ndlr] et le troisième Wasp [« guêpe », ndlr]. On voit bien le lien ! Et j’ai l’air d’aimer les titres monosyllabiques. Ensuite, j’ai fait Red Road, Fish Tank, Wuthering Heights [Les Hauts de Hurlevent, ndlr], American Honey. Il faut croire que, quand c’est un long métrage, comme c’est un plus gros truc, je m’autorise les titres en deux mots.
Milk parlait d’une femme qui perd son bébé à la naissance mais se retrouve avec l’incongruité d’avoir du lait maternel. Cow démarre sur la mise bas de la vache laitière Luma, qui se fait enlever sa petite quelques heures seulement après la naissance par les ouvriers de la ferme. Vous avez repensé à Milk en faisant Cow ?
Pour tout vous dire, je n’y avais pas pensé, mais maintenant que vous me le faites remarquer, c’est évident. Il y a sans doute des raisons profondes pour lesquelles j’ai choisi des vaches. Ça vient toucher quelque chose de très personnel en moi, je ne suis pas prête à en parler, ça me donne envie de pleurer… Mais tout est dans mon travail, je pense qu’on peut le voir.
Comment avez-vous casté Luma, la vache laitière du film ?
A chaque fois qu’on croise des vaches dans les prés, elles sont en troupeau, on a du mal à les distinguer. Je voulais me concentrer sur un seul individu, donc il fallait une vache qu’on puisse facilement reconnaître. Luma a une belle tête blanche avec des marques noires bien nettes. En même temps, j’imagine que comme on se focalise sur une seule vache adulte que l’on filme de tout près, il n’y a pas de problème pour la reconnaître dans le film. Ce qui me plaisait aussi, c’est qu’elle avait du tempérament. Les fermiers m’ont dit qu’elle était fougueuse, qu’elle avait de l’attitude. J’aimais ça, qu’elle ait du caractère.
Où avez-vous filmé et pendant combien de temps ?
C’est dans une ferme en Angleterre, mais je préfère ne pas donner le nom de l’exploitation. L’idée a émergé il y a environ sept ans et le tournage s’est étalé sur quatre ans, lentement, par petites touches. On l’a fini l’année dernière, mais à cause du confinement, du covid etc., on s’est dit que ce n’était pas le moment pour le sortir. Je pense qu’on sent que Luma vieillit au cours du film.
Vous vouliez dès le départ terminer le tournage sur la mort de Luma ?
J’avais l’idée d’aller du conscient à l’inconscient, montrer le cycle de la vie. Ça, c’était là depuis le début. Je ne sais pas trop pourquoi, peut-être parce que je trouve qu’il y a quelque chose sur le cycle de la vie et de la mort qui est important dans la nature et qui rend l’existence géniale. J’ai aussi l’impression qu’on a tendance à éviter l’idée de la mort parce qu’on la trouve intolérable, alors que je trouve ça très important de la regarder en face.
Ça fait partie du travail à la ferme. Je ne voulais pas me dérober, mais au contraire être fidèle à la réalité. On grandit tous avec des visions fantasmées de la nature et ensuite c’est difficile de se confronter à la vérité, parce que ça fait peur. Pourtant, j’ai l’impression que pour pouvoir s’engager, on a besoin d’avoir peur. On doit se sentir impliqué. Je pense que mon film est une invitation à l’engagement, à regarder, à commencer à se sentir impliqué.
Comment avez-vous pensé le film par rapport au genre du documentaire animalier ?
A un moment, je me suis rendu compte que j’étais peut-être en train de faire ce qu’on appelle un documentaire, et ça m’a semblé incongru par rapport à mon travail. J’envisage plus le film comme une étude documentaire, ou un poème, voire un conte. J’ai toujours aimé mettre des animaux dans mes films parce que ça apporte une forme de chaos, des surprises, de la vie. Même si j’aime bien que le tournage soit un peu organisé, j’aime encore plus me laisser surprendre. Un orage un jour de tournage ? Ok, allons le filmer ! J’aime passionnément le côté imprévisible de la vie.
Dans Cow, il y a justement cette scène incroyable de séduction entre un taureau et Luma, avec un feu d’artifices qui illumine le ciel nocturne en arrière-plan.
Oui, c’est vraiment arrivé par hasard quand on tournait ! Déjà, ce taureau qui s’avançait en roulant des mécaniques comme un dragueur italien pour séduire la vache, c’était très cinématographique. Dans toute cette scène, c’est mon côté coquin qui s’exprime.
On entend « After the Storm » de Kali Uchis à ce moment, et dans beaucoup d’autres scènes, il y a de la musique pop mélancolique dans le hangar.
Oui, les fermiers allument souvent la radio. Ils écoutent beaucoup de morceaux de pop qui parlent d’amour déçu ou perdu. Je trouvais ça parfait par rapport aux thèmes du film, et d’autant plus à propos que c’est authentique, c’est vraiment ce qu’ils aiment écouter.
La caméra est très proche des vaches, à leur hauteur, presque contre leur peau. Comment avez-vous pensé la manière de les filmer ?
Magda Kowalczyk, la directrice de la photographie, voulait toujours rester proche de la tête. On essayait au maximum de rester contre sa face et de voir ses yeux pour mieux approcher sa conscience. Magda n’a peur de rien, je m’inquiétais même un peu quand elle voulait se mettre à l’intérieur du tout petit box des vaches au moment de la traite, où il n’y a vraiment pas d’espace. D’ailleurs, certaines personnes m’ont dit que ces passages étaient assez claustro.
Comment avez-vous réfléchi la question de l’anthropomorphisme ?
Mon intention n’était pas d’essayer de pénétrer l’esprit de la vache, juste d’observer. Parfois, la caméra panote pour montrer ce que la vache regarde, c’est presque comme si c’était elle qui dirigeait la caméra. Mais j’ai toujours été claire sur le fait qu’on n’allait pas essayer de comprendre comment elle réfléchissait, on ne peut pas entrer dans son esprit, c’est impossible. L’idée, c’était de l’observer elle et ses réactions et que chacun puisse projeter ce qu’elle peut bien ressentir.
Est-ce que vous êtes engagée dans la cause animale ?
Je ne souhaite pas aborder cette question pour l’instant parce que je n’ai pas envie que le film soit réduit à ça. J’en parlerai peut-être dans le futur, mais pour l’instant, je préfère laisser le film vivre sa vie.
Cow d’Andrea Arnold, Ad Vitam (1 h 34), sortie le 30 novembre