Todd Haynes : « Créer un portrait kaléidoscopique, c’est la seule façon de raconter profondément une vie. »

[INTERVIEW] Son nouveau film, « May December », est en Compétition à Cannes au moment où le Centre Pompidou lui consacre une rétrospective intégrale. Pionnier du New Queer Cinema, l’Américain Todd Haynes a toujours porté la contre-culture en étendard pour mieux la réinventer. On a soumis à cet artiste polymorphe des citations qui résonnent avec sa part la plus wild.


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Kelly Reichardt © Harald Krichel

« Je ne sais jamais trop où j’habite, mais, dans ce genre de moments, j’ai cette révélation : “Mais oui, en transit, c’est là que je dois vivre.” »

Kelly Reichardt, interview sur le site de TROISCOULEURS, 20 septembre 2021

« J’aime beaucoup que Kelly [sa meilleure amie, ndlr] dise ça, et en l’écoutant j’aime penser à ses deux derniers longs métrages [First Cow, 2019, et Showing Up, 2022, ndlr]. J’ai fait découvrir Portland à Kelly quand j’y ai emménagé. Portland est devenu le sujet de ses films. Ce sentiment d’être en transit, c’est un thème fort de sa filmographie. Et puis il y a First Cow [le film raconte l’histoire de deux aventuriers en Oregon au début du xixe siècle, ndlr], qui parle de se construire un foyer. Kelly a réalisé ce film quand elle s’est installée à Portland. »

 

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« Rainy days and Mondays always get me down. »

The Carpenters, « Rainy Days and Mondays » (1971)

« Cette citation m’évoque la voix de Karen Carpenter [chanteuse américaine des années 1970 dans le groupe pop The Carpenters, ndlr]. Avant même qu’on ne sache qui se cache derrière et quelle souffrance elle porte, elle semble d’une maturité étonnante. Quand je l’entends, je ne peux pas m’empêcher de penser à son corps, ce corps que Karen a cherché toute sa vie à contrôler, avec lequel elle était en lutte [elle souffrait d’anorexie, ce que raconte Todd Haynes dans son film sorti en 1987, Superstar. A Karen Carpenter Story, ndlr].

Je pense que cette sophistication, qu’on peut presque appeler sa prétention vocale – ce pour quoi elle a été critiquée à l’époque –, a entraîné des interrogations du style “que peut-elle savoir, elle, si jeune, de la souffrance ?” Plus tard, tout le monde a su qu’elle en savait bien quelque chose. D’une certaine manière, mon film Superstar a généré des questionnements similaires : “quelle est la sincérité de ce film ?” Ma méthode – utiliser des poupées pour raconter son histoire – a fait douter [Todd Haynes raconte sa vie avec des poupées Barbie. La société Mattel, comme la famille Carpenter, a tout fait pour empêcher la sortie du film, qui reste inédit en salles, ndlr]. Mais mon intention, mon espoir, c’était bien cette tentative de lui offrir une rédemption. »

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« She says, “Hey, babe / Take a walk on the wild side”. »

Lou Reed, « Walk on the Wild Side » (1972)

« Ce courage de s’abandonner, de plonger, de chercher l’inspiration, je voudrais ne jamais le perdre. J’aime la façon dont cette chanson, qui est très présente dans Velvet Goldmine, nous permet d’imaginer Lou Reed et David Bowie marchant ensemble dans le wild side [la chanson fantasme la vie de plusieurs figures contre-culturelles new-yorkaises, ndlr]. Le critique musical Lester Bangs dit que le Velvet Underground marque la naissance de la musique moderne. Et, pour moi, accepter son côté wild, et assumer que c’est aussi un sujet, c’est peut-être ce qui distingue la musique moderne de ce qui l’a précédée. »

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« Je ne pense pas qu’aucun mot puisse expliquer la vie d’un homme. »

Jerry Thompson (William Alland) dans Citizen Kane d’Orson Welles (1941)

« C’est le premier film qui montre que le langage n’est pas fiable, qu’il faut se méfier de l’acte même de raconter des histoires. Il y aura toujours un ensemble d’histoires différentes à l’intérieur de chacune d’entre elles, avec des voix, des opinions opposées. Créer un portrait kaléidoscopique, c’est la seule façon de raconter profondément une vie. »

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« La fragmentation de mes récits, leur nature militante, ça venait de cette envie de faire quelque chose de nouveau, de différent, en réponse à la crise du VIH-sida. »

Gregg Araki, interview dans TROISCOULEURS no 196, avril 2023

« C’est un beau résumé des attitudes stylistiques du New Queer Cinema [mouvement de cinéma ayant émergé au début des années 1990 auquel Todd Haynes a été affilié avec des films comme Poison, ndlr]. On faisait tous des films très différents, mais ce qui nous unissait c’était ce désir de changer le langage des films qui parlaient d’homosexualité – sur le fait d’être outsider, sur la stigmatisation, sur la criminalité. Nous étions un groupe de cinéastes activistes, qui décidions de nous pencher sur ce qui avait éveillé notre sentiment d’être exclus, tout en essayant de surmonter une crise majeure de santé publique. Nous, les artistes queer de l’époque, ne voulions pas renoncer à une relation oppositionnelle avec le monde. »

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Jean Genet par Hans Koechler (1983)

« Les hommes doués d’une folle imagination doivent avoir en retour cette grande faculté poétique : nier notre univers et ses valeurs, afin d’agir sur lui avec une aisance souveraine. »

 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs (1943)

« La vie de Jean Genet est très intéressante : il a découvert sa voix poétique en prison [il a été incarcéré pour la première fois à l’âge de 15 ans, ndlr], puis a vu son travail reconnu par les milieux intellectuels des années 1940, ce qui lui a permis de s’émanciper de son statut de criminel. D’une certaine manière, il a bien eu cette “aisance souveraine” à s’élever de sa position. Il est entré dans un monde où il a joué ce rôle d’outsider et il n’a jamais voulu se sentir pleinement intégré dans la société. Pour moi, il reste un exemple que je ne pourrai jamais égaler. En tant qu’artiste, je veux aussi renverser les systèmes de valeurs et de pensée de toutes les façons possibles. »

 

« Créer, c’est toujours parler de l’enfance. »

Jean Genet, « Une rencontre avec Jean Genet par Rüdiger Wischenbart et Layla Shahid Barrada » , Revue d’études palestiniennes, no 21, automne 1986

« Ce ne sont pas les sentiments heureux de l’enfance que je vais chercher. C’est plutôt cette façon de sentir, dès le plus jeune âge, qu’il existe un système à l’intérieur duquel il faut trouver un moyen de survivre. Dottie Gets Spanked [1993, ndlr] est certainement le plus autobiographique de tous mes films [ce court métrage raconte comment un enfant de 6 ans devient obnubilé par une émission de télé, le Dottie Show, ndlr]. L’obsession de ce garçon pour une star du petit écran déclenche chez lui un processus créatif, mais fait naître la méfiance de ses parents. L’enfant saisit la notion de honte, et cela devient un outil très important pour survivre. À la fin, il plie soigneusement un dessin de Dottie qu’il vient de faire et qui a suscité tant de réactions chez ses parents, qui semblent voir dans son intérêt pour Dottie une fascination pour la fessée [que reçoit le personnage de Dottie, ndlr]. Le garçon plie son dessin et l’enterre dans le jardin. Pas pour l’oublier, plutôt pour y revenir quand il aura les ressources nécessaires pour s’y confronter à nouveau. »

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Patricia Highsmith

 

« “Quelle étrange fille vous êtes.

— Pourquoi ?

— Jetée hors de l’espace”, a dit Carol. »

Patricia Highsmith, Carol (1952)

« Le sentiment d’être projeté hors de l’espace correspond à la déstabilisation que provoque l’amour. On imagine souvent l’amour comme une relation entre un sujet et un objet. Le sujet est cette personne “jetée hors de l’espace” parce qu’elle éprouve un sentiment d’insécurité, elle ne sait pas ce que la personne “objet” ressent pour elle. Cette partition entre sujet et objet, c’est vraiment le mode narratif de Carol. J’observe comment cette dynamique de pouvoir change entre Carol et Thérèse. On lit la relation des deux côtés de la ligne de démarcation. J’ai moi-même été du côté “objet”, mais je ne pense pas qu’on puisse vivre toute sa vie dans ce genre d’amour. »

« Todd Haynes. Rétrospective intégrale » , du 10 au 29 mai au Centre Pompidou

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May December de Todd Haynes (prochainement)