Chine, quelque part entre 2014 et 2019. Dans les ateliers-monde de Zhili consacrés à la confection textile, les piles de vêtements pour enfants s’entassent sur des coins de table ; sur l’une d’elles, on distingue la mine rieuse de Mickey Mouse cousue en série. Sous les néons blafards de la pièce exiguë, celle d’un atelier comme il y en a des centaines ici, une quinzaine de jeunes ouvriers travaille à négocier quelques kopecks sur leur prochaine commande.
La caméra de Wang Bing filme la scène avec fébrilité, loin de la scolaire discrétion du documentariste passif. Au contraire : partie prenante de l’agitation générale, elle s’aligne aux côtés des travailleurs lors d’une confrontation musclée avec leur patron. C’est que la démarche du cinéaste outrepasse la simple captation ; non content d’infiltrer les coulisses pourtant si bien gardées – et on comprend pourquoi – du capitalisme hardcore chinois, Wang Bing « capte » moins qu’il ne révèle.
Révélation au sens purement formel, qui n’exclut pas de tordre le réel pour mieux trahir sa vérité. Ainsi les mouvements des travailleurs, occupés à coudre et découper toute la sainte journée, sont-ils parfois filmés en accéléré ; à moins que ces corps disciplinés à l’extrême n’en produisent précisément l’illusion ? Ainsi les couloirs et coursives monumentaux où logent les ouvriers sont-ils transformés en labyrinthe infernal, dans une logique kafkaïenne.
Cet enfer industriel où ne jurerait pas l’ironique devise « Le travail rend libre » telle qu’elle fut apposée sur les camps de concentration nazis, où des vies humaines se consument à huis clos, la caméra nous y jette sans sommation ni précaution. L’expérience est viscérale, presque nauséeuse, rythmée par l’épuisant ronronnement des machines à coudre.
Et pourtant jamais Wang Bing ne cède à une dénonciation nihiliste, comme pourraient le suggérer ces lignes. C’est là son idée la plus lumineuse, la plus bouleversante : révéler ce qui résiste encore à l’asservissement, ce qui frémit encore dans les cœurs. En s’attardant longuement sur les histoires d’amour et les chamailleries qui hantent les ateliers, le cinéaste fait ainsi un choix politique ; le choix d’arracher cette jeunesse à la déshumanisation comme à l’indifférence du monde. Ne serait-ce que le temps d’un film.
Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 16 au 27 mai 2023.