The Appointment (Le Rendez-vous en français), c’est l’histoire d’une narratrice qui refuse deux costumes qu’on veut lui faire porter. Celui d’une femme et d’une Allemande, descendante de nazis. Dans son premier roman, paru aux Editions Grasset sous le titre provocateur Jewish Cock, soit « b*te juive », l’autrice Katharina Volckmer, née en Allemagne en 1987 et exilée à Londres, donnait voix à une héroïne volcanique, en lutte avec cet héritage. Lorsque Camille Cottin découvre le texte, elle contacte Jonathan Capdevielle (il a déjà adapté Albert Camus et Georges Bernanos, et joué dans Jerk de Gisèle Vienne). Ensemble, ils transposent ce monologue cru, transfiguré sur les planches en manège absurde et désopilant.
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Les premières minutes et leur flot de paroles laissent d’abord penser à un banal épanchement chez le psy. Avant de saisir, par d’habiles mécanismes de scénographie, que l’héroïne trentenaire s’adresse, les jambes écartées sur une table d’observation, au Docteur Selligman, à qui elle demande de lui greffer la fameuse « jewish cock », un pénis circoncis. Quasi mutique – sa voix timide est assurée par Jonathan Capdevielle en coulisses -, le médecin devient l’otage émotionnel de cette patiente qui a décidé de régler ses comptes avec le passé.
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Tout y passe. La découverte écœurante, à l’enfance, d’une cicatrice de césarienne maternelle (« un vermisseau rouge luisant, témoignage manifeste de faiblesse »), les jardins propres d’une banlieue londonienne qui « [lui] font voir [ses] échecs à travers une loupe grossissante »… Toutes ces digressions et anecdotes biographiques lévitent d’abord dans l’air, lucides et étranges. Puis entrent en résonnance pour éclaircir un besoin viscéral : qu’est-ce qui a conduit la narratrice à entamer une transition de genre, à changer de peau, de langue, de pays ?
Les liaisons d’un thème à l’autre, qui pourraient être des soubresauts tant le monologue passe du coq à l’âne, sont assurées avec fluidité par le décor, un rideau-drap en velours violet – la couleur du deuil, comme un adieu à ce corps féminin que l’héroïne vit comme un tombeau -, sorte de magma, de lave volcanique. L’idée est brillante : tour à tour, Camille Cottin semble renaître de cette matière séminale qui accouche d’elle puis la recrache, l’étouffe dans ses grands pans de textile. Ce décor, c’est la matière vivante de ses rêves, de ses cauchemars. Il se gonfle comme un poumon géant.
C’est qu’elle est, selon ses propres mots, « un chat qui aboie », un être inqualifiable aux yeux des autres (« si, d’aventure, nous essayons d’avoir des plumes sans que les gens s’attendent à nous voir voler, alors ils nous tireront dessus »), née dans le mauvais corps, donc indigne d’amour car exposée à la métamorphose, au changement, à l’entre-deux. La mise en scène obéit à ce principe de mutation permanente : un ruban de gymnastique est d’abord l’outil d’une danse désarticulée, émancipatrice – avant de se pervertir en lasso qui bride la chair.
La finesse du ton, entre cruauté et confidence blessée, doit beaucoup à Camille Cottin. Il y a chez l’actrice une forme de transgression douce, une diction cristalline et acérée comme une arme. C’est une caresse qui dérape en claque, une politesse de surface qui déraille au dernier moment. « Je n’ai jamais compris pourquoi il y avait deux façons de s’asseoir selon qu’on avait une bite ou pas (…) Mais ça c’était avant que je comprenne qu’une bite est une sorte d’épée, un objet de fierté et de comparaison, tandis qu’un vagin est quelque chose de faible, quelque chose qui n’engage pas à la confiance. Quelque chose qui sera toujours un objet de baise, qui peut être violé et inséminé, qui peut couvrir de honte un foyer et une famille. » Exilée de son corps, de son pays contrit par le spectre du nazisme, rongé par le poids de la Shoah, l’héroïne cherche une voie de secours, un endroit où la culpabilité ne la traquera pas. Ce sera la scène, le travestissement.
Plus que l’androgynie des costumes – un bombers-short en jean façon butch, puis une combi en cuir rouge qu’elle troquera quelques instants pour une robe de princesse aux paillettes tristes -, c’est le corps de Camille Cottin qui fait spectacle. Pantomime désarticulée, clubbeuse, petite fée juvénile, soldate rigide… Le jeu de l’actrice est celui d’une chrysalide, passant par tous les états, la grâce, la gêne, pour renaître sans assignation. L’héroïne ira jusqu’à se remettre dans la peau de sa propre mère, matriarche élégante et haïe pour l’idéal de beauté qu’elle a assénée à sa fille, qui se vit, elle, comme « une quasimodo en laisse ». C’est ici que la mise en scène de Jonathan Capdevielle atteint sa perfection, par cet usage du déguisement comme exutoire. Quoi de mieux que de se lover dans la peau de ses bourreaux quelques instants pour mieux les congédier ? La mise à nu et renaissance finale, par les mots et la chorégraphie, n’en sera que plus bouleversante.
Adaptation Camille Cottin et Jonathan Capdevielle, mise en scène Jonathan Capdevielle.
Jusqu’au 25 janvier au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris 10ᵉ
Le 1ᵉʳ février, Annecy ; les 4 et 5 février, Caluire ; le 7 février, Vélizy-Villacoublay ; les 10 et 11 février, La Rochelle ; le 13 février, Le Vésinet ; les 1ᵉʳ et 2 mars, Toulon ; du 4 au 6 mars, Antibes ; du 11 au 22 mars, Strasbourg ; les 24 et 25 mars, Poitiers ; les 27 et 28 mars, Vannes ; le 3 avril, Alès ; le 5 avril, Uzès ; le 8 avril, Tarbes.