Deux fois, à treize ans d’écart, ce slogan – certes trivial mais ô combien explicite – a retenti, d’abord, en 1988, comme un étendard du gangsta rap et des ghettos de Los Angeles brandi par le groupe N.W.A, puis, cette fois en 2001, comme le cri du cœur d’un beatmaker de génie, Jay Dee, désireux de révéler au monde une autre facette de son talent, celle d’un MC extraverti, habité et brut de décoffrage. Retour sur la genèse de deux classiques hip-hop.
Cet article fait partie de notre dossier Quand l’art se saisit des violences policières. À l’occasion de la sortie du documentaire Un pays qui se tient sage de David Dufresne, TROISCOULEURS s’intéresse à la manière dont le monde de l’art traite du sujet des violences policières. Interviews, décryptages, focus sur des œuvres incontournables ou rares…Retrouvez tous les articles du dossier en cliquant ici.
Straight Outta Compton, le premier album de N.W.A, n’est pas le premier disque de gangsta rap (« P. S. K. What Does It Means? » de Schoolly D, « 6 ’n the Mornin’ » d’Ice-T ou « 9 mm Goes Bang » de Boogie Down Productions lui ont notamment grillé la politesse), mais c’est, par contre, le premier blockbuster du genre, en bonne partie grâce à la polémique causée par « Fuck tha Police ». Le morceau se présente comme un procès factice des forces de l’ordre de L.A., et de leurs méthodes musclées, mené par trois rappeurs-procureurs au langage des plus fleuris, en témoigne ce petit échantillon de la « plaidoirie » d’Ice Cube : « Nique la police en direct depuis l’underground / Un jeune négro qui l’a mauvaise parce qu’il est noir / Et pas de l’autre couleur et que la police pense qu’elle a le droit de tuer (un membre) d’une minorité / Qu’ils aillent se faire foutre car je ne suis pas du genre / À me faire défoncer et jeter en prison par un connard qui porte un badge et un flingue… » Un tel discours, on s’en doute, n’est pas du goût de tout le monde.
Quelque temps après la sortie de « Fuck tha Police », un ponte du FBI prend sa plume pour faire connaître à Priority, le distributeur du disque de N.W.A, son indignation. Flairant le bon coup, Priority rend publique ladite lettre – « le disque que le FBI aimerait voir retiré des bacs », difficile de rêver d’un meilleur argument publicitaire que celui-ci.
PETIT PAINTBALL ENTRE AMIS
Si cet épisode est largement documenté, on connaît moins, par contre, les circonstances qui ont inspiré à Ice Cube et consorts cette féroce tirade. Dans une scène de Straight Outta Compton de F. Gary Grey, le biopic de N.W.A sorti en 2015, on voit les cinq rappeurs se faire arrêter et brutaliser par des polciers devant un studio d’enregistrement puis composer et mettre en boîte « Fuck tha Police », en réaction à cet incident. Mais pour satisfaisante qu’elle soit (un scénariste de Hollywood n’eut pas trouvé mieux), cette version n’est pas la seule accréditée par les protagonistes, et il en est une au moins, nettement plus baroque et haute en couleur, qui a été rapportée dès 2002 par le journaliste du Los Angeles Times Terry McDermott dans un article intitulé « Parental Advisory: Explicit Lyrics », et confirmée récemment encore dans les colonnes de Rolling Stone. Tout serait parti d’un stupide incident impliquant Easy E et Dr. Dre. Le duo aurait eu la fine idée de canarder depuis une voiture des gens attendant un bus avec des calibres… de paintball. La suite, c’est Dre qui la raconte, dans The Defiant Ones, un documentaire signé Allen Hughes et diffusé par HBO en 2017. « Quinze minutes plus tard, on avait les flics au cul. Ils nous ont éjectés de notre caisse et nous ont collés au sol sous la menace de leur flingue. » Avec pour conséquence immédiate, pour Dre, alors membre éminent du World Class Wreckin’ Cru, une célèbre équipe de DJs, de passer quelques-uns de ses week-ends à l’ombre – et non plus derrière les platines –, et pour ses collègues, d’être renvoyés à leur triste condition. Explications d’Ice Cube : « Les week-ends, grâce à Dre, on était tout le temps fourrés dans les clubs à s’éclater. Mais à partir du moment où il était derrière les barreaux, tout ça était terminé. On était de retour au quartier, à se faire chier comme des rats morts. »
ENGAGEZ-VOUS
À la même époque, à Detroit, un jeune adolescent nommé James Yancey aspire à rejoindre les rangs de la police. Quelques années plus tard, devenu, sous le nom de Jay Dee, le Mozart du beatmaking (figure centrale du collectif Soulquarians, il est impliqué dans la réalisation d’une floppée de disques révolutionnaires tels Fantastic Vol. 2 de Slum Village, Voodoo de D’Angelo ou Like Waters for Chocolate de Common), il va pourtant reprendre à son compte le slogan de N.W.A avec un brûlot encore plus explosif que l’original. Sur une boucle incroyable tirée d’une obscure galette d’illustration sonore belge publiée en 1972 sur le label Chappell (René Costy, « Scrabble »), Jay Dee expose par le détail son contentieux avec les forces de l’ordre. « Dans la rue, avec les flics, c’est bien plus qu’une embrouille / Une question de vie ou de mort / Alors dites-moi qui va me protéger de vous / Je connais des gens qui s’approvisionnent en armes et en beuh auprès de vous / Et tout ce qu’un négro voit aux infos / C’est la corruption de la police, des négros descendus pour rien / Des négros arrêtés pour rien / Et des fics qui défouraillent et les défoncent… » Qu’il semble loin, alors, le producteur effacé qui alimente en beats soyeux la crème des rappeurs et des chanteurs du moment. Il a laissé place à un MC remonté à bloc qui crache ses rimes avec une urgence non feinte.
MCA, la major qui l’a signé en espérant capitaliser sur ses récents faits d’armes de producteur, flippe en écoutant la bande et refuse de la publier. Finalement « Fuck the Police » sort sur un petit label indé, Up Above Records, une semaine après les attentats du 11 septembre 2001. Deux ans plus tard, à un journaliste qui lui demande si les paroles se rapportent à son quotidien, Dilla répondra : « C’est la réalité, mec ! Il était bouleversé, au bord des larmes, alors je lui ai dit : “Il faut que tu fasses une chanson qui raconte ça, pour leur rire au nez.” Et c’est comme ça qu’il a fait “Fuck the Police”. »
• PAR VINCENT TARRIÈRE