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PORTFOLIO : Elisabeth Lebovici, je et nous
- Quentin Grosset
- 2017-08-21
Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XX e siècle (JRP|Ringier) est un essai écrit à la première personne. Dans cet ouvrage composite et brillant, l’historienne de l’art et journaliste Élisabeth Lebovici transmet une mémoire autant personnelle que collective.
Engagée auprès d’Act Up-Paris dès 1994, elle a été témoin de la mobilisation du monde artistique par rapport au sida. Elle réinvestit aujourd’hui des entretiens ou des articles qu’elle avait écrits sur des artistes de tous les champs (de l’art d’Act Up au journal vidéo de Lionel Soukaz, en passant par Nan Goldin ou le collectif de graphistes lesbiennes fierce pussy) qui ont transformé leur détresse, leur rage, en créations visuelles ou en happenings.
Dans ses analyses, entre intime, politique et esthétique, elle réfléchit aux rôles mouvants de ces images ou de ces mises en scène – apporter un contre-discours, une visibilité, accuser, informer, commémorer, détourner – dans son propre parcours autant que dans la lutte. Pour nous, elle commente quelques œuvres qui composent ce livre indispensable pour bien comprendre
les années sida.
AIDS Timeline, vue d’exposition, MATRIX Gallery, Berkeley Art Museum, University of Columbia, Berkeley, novembre 1989 – janvier 1990
« Ce cliché montre un fragment d’une installation intitulée AIDS Timeline pensée par le collectif américain Group Material. Tout l’espace muséal est séparé par une ligne noire horizontale. Au-dessous, il y a les informations; au-dessus, les productions culturelles. L’exposition interroge: quelle partie est la plus objective? Les deux catégories sont mises en relation pour déconstruire des mythes grossiers ou homophobes comme celui du “patient zéro” – qui voulait qu’un steward canadien ait contaminé toute l’Amérique à lui seul.»
Enterrement politique de Cleews Vellay, Paris, 26 octobre 1994
«Cleews Vellay a été le président d’Act Up-Paris de septembre 1992 à septembre 1994. Il avait demandé des funérailles politiques. On est remontés de la rue Keller jusqu’au Père-Lachaise en bloquant la circulation, en tractant, en criant qu’il était mort à cause de l’inaction du gouvernement. Au cimetière, les activistes ont soufflé dans des cornes de brume qui faisaient un bruit épouvantable. Après, on a passé Dalida, que Cleews aimait beaucoup. Un an plus tard, Act Up a jeté une partie de ses cendres sur des responsables de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. »
Gran Fury, Read My Lips (Boys) et Read My Lips (Girls), 1988 Affiches, lithographie offset, 40,64 x 27,3 cm chaque
«Ces deux posters du collectif de graphistes Gran Fury, militants à Act Up (New York), ont été pensés pour appuyer des kiss-in. Il y avait à l’époque une sorte de panique autour de la bouche, beaucoup de fantasmes circulaient sur la transmission du sida par la salive. Le titre Read My Lips reprend un élément de discours de Bush père en 1988 qui disait : « Read my lips : no new taxes. » Puisqu’il ne parlait jamais du sida, ils ont repris cette phrase et l’ont retournée positivement pour produire une image forte. »
Tract produit pour la journée mondiale contre le sida en « commémoration aimante » de l’AIDS Awareness Coalition de Bellingham (Washington), non daté
«Il y a un grain particulier dans les visuels de lutte contre le sida. C’est dû aux moyens technologiques qu’on avait à l’époque – on utilisait la machine à écrire, la photocopieuse en noir et blanc. Je ne sais pas vraiment d’où vient cette image, mais je trouve qu’elle joue intelligemment sur la répétition de caractères typographiques. Répéter l’acronyme AIDS, ce n’est pas rien, ça le fait rester en mémoire. Et puis ça crée différentes nuances de blanc, de gris, de noir, ça montre l’étendue des jeux graphiques possibles malgré le manque de moyens. »
Deuxième manifestation annuelle de la New York International Dyke March, New York, 25 juin 1994
«Dans mon livre, je parle beaucoup de l’importance qu’ont eue les lesbiennes dans la lutte contre le sida. Elles ont été largement invisibilisées et il faut contrer ce discours qui va jusqu’à nier le fait qu’elles aient une sexualité ou qu’elles puissent être contaminées par le VIH. Les femmes que j’interviewe ont toutes eu un rôle pivot dans les décisions qui ont été prises, dans les actions qui ont été menées. Je tenais beaucoup à les rendre visibles, car je parle à la première personne aussi. »
The AIDS Memorial Quilt/The NAMES Project, présentation en blocs sur le mall de Washington, circa 1995
«Cleve Jones, un activiste californien, est à l’initiative de cette immense tapisserie collective à laquelle ont participé des personnes en deuil. Celles-ci ont confectionné une couverture personnalisée de la taille d’un suaire, un patchwork de tissus et de matières composites, pour commémorer ceux qu’elles aimaient. Elles y ont mis les dates de naissance et de mort, ont fait référence à ce que les défunts aimaient… Il fallait absolument nommer, décompter les morts, pour perpétuer leur souvenir.»
Élisabeth Lebovici sur la place de la République, Paris, 1er décembre 1996 Photo publiée dans le no 44 d’Action. La lettre mensuelle d’Act Up-Paris
Une séance exclusive du film 120 battements par minute suivie d’un débat avec Elisabeth Lebovici, qui dédicacera son livre Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXe siècle (JRP|Ringier) aura lieu le jeudi 31 août à 18h30 au mk2 Quai de Loire