Comment s’est constituée la collection de Marin Karmitz ?
Il a commencé par collectionner de la peinture et de la sculpture dans les années 1970, en cultivant ses amitiés avec des artistes contemporains. Son intérêt pour la photographie s’est manifesté plus tard, vers la fin des années 1990, à travers l’acquisition d’un portrait de jeune mineur réalisé en 1937 par Gotthard Schuh. Marin Karmitz était lui-même un pionnier du photojournalisme avant de devenir cinéaste et producteur, mais il s’est arrêté lorsqu’il s’est rendu compte que le photojournaliste n’était qu’un voleur d’images qui créait lui-même la violence de l’événement. Ce constat l’a traumatisé. Il est revenu à la photo grâce à Christian Caujolle, directeur du service photo de Libération et de la galerie VU’, qui lui a redonné goût à la photographie d’auteur dans les années 1990.
Comment se sont structurées les différentes sections qui jalonnent l’exposition ?
Lorsque j’ai découvert sa collection, en 2010, aux Rencontres de la photographie d’Arles, où elle était présentée pour la première fois, j’ai été frappée de constater à quel point elle dialoguait avec la collection du musée national d’Art moderne [situé au Centre Pompidou, ndlr]. On y distinguait cette attention à constituer des ensembles autour de personnalités, que ce soit Stanisław Ignacy Witkiewicz, Lewis Hine, Roy DeCarava, Gordon Parks ou W. Eugene Smith, avec la volonté de comprendre la méthodologie propre à chaque photographe. Nous avions des lacunes autour de grands noms de la photographie américaine d’après-guerre et de figures historiques à valeur patrimoniale comme Witkiewicz, qui a fait depuis l’objet d’une donation de la part de Marin Karmitz. Il y avait aussi une attention particulière pour la figure humaine. Nous sommes restés en contact et, il y a trois ans, je lui ai proposé que sa collection privée rejoigne, le temps d’une exposition, notre collection publique nationale, pour voir ce que cette confrontation pouvait apporter de nouveau – non seulement à travers le regard porté sur l’histoire de la photographie de 1905 à aujourd’hui, mais aussi dans la manière de concevoir l’exposition. Tout en gardant en tête que ni lui ni moi n’aimons les catégories toutes faites qui ont tendance à fixer les discours ou les attentions sur certaines personnalités au détriment d’autres, surtout avec une exposition d’une telle envergure.
Douglas Gordon, Blind Ingrid (White Eyes) [Ingrid aveugle (yeux blancs)], 2002 (c) Studio lost but found/Adagp, Paris, 2023. Reproduction photographique : collection Marin Karmitz
L’exposition traverse aussi les problématiques d’identité, des portraits expressionnistes du début du xxe siècle jusqu’à la déshumanisation progressive et l’objectivation propre à la biométrie et aux algorithmes. L’arc narratif de l’exposition passe de la présence à l’absence.
C’était une volonté de ma part d’encadrer l’exposition, en commençant par les premiers visages en gros plan datant du début du xxe siècle. Ces figures sont même antérieures à La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer [film muet sorti en 1928 retraçant le procès de Jeanne d’Arc dont la mise en scène, pionnière, insiste particulièrement sur les visages, ndlr]. L’attention est portée sur le fait de faire émerger une individualité. L’idée n’était surtout pas d’établir une relecture chronologique de l’histoire de la photographie, mais de créer quelque chose de plus complexe qui tient cette logique du dialogue du début à la fin. Nous voulions explorer toutes les représentations possibles de la figure humaine et qui sous-tendent notre relation à l’altérité, que ce soit à travers sa fragmentation à l’intérieur du corps collectif et social ou dans la disparition spectrale de l’individualité. Ce qui m’importe, en tant qu’historienne de la photographie, c’est le mélange réfléchi de l’historique et du contemporain. Dans chaque section, des œuvres du début du xxe siècle dialoguent avec des œuvres plus contemporaines. Il s’agit de dépasser le clin d’œil formel pour mettre en relief une forme d’intérêt pour un sujet et de confronter les différentes façons dont ce même sujet est traité à travers l’histoire. C’est une tâche complexe, car les contextes de création et de production sont différents selon les époques.
PaulStrand, Ian Walker, South Uist, Hebrides, 1954 © Aperture Foundation Inc., Paul Strand Archive. Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/ Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP
Dans un entretien donné à Serge Daney, Marin Karmitz disait en 1990 : « Quelque chose a disparu. Les paroles ne portent plus. On ne dit plus rien. » Ce constat d’une « disparition » préfigurait déjà le propos de l’exposition qui rend compte en filigrane de la tragédie de l’histoire, de la Shoah à l’hégémonie technologique.
Il y a effectivement un parti pris relatif à cette disparition, liée à la prolifération des images, à la disparition d’un certain interdit lié au corps et à la représentation de la violence. On prête souvent à Marin Karmitz une vision sombre de l’humanité et de la création, qu’on peut qualifier de pessimiste ou bien de perspicace. Car on peut voir aussi à travers cette disparition la possibilité d’une certaine renaissance, de réinsuffler la vie dans quelque chose qui est mort, comme en témoignent les séries de Christian Boltanski et de Gerhard Richter, mais aussi dans le projet Déserteurs de Stéphanie Solinas, qui répertorie les reliquats des portraits photographiques de défunts ornant les tombes du Père Lachaise, ou encore Smith qui ne rend plus visible de l’humain que son spectre thermique.
Dorothea Lange, Mended Stockings, San Francisco [Bas reprisés, San Francisco], 1934 The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California, City of Oakland. Gift of Paul S. Taylor. Reproduction photographique : collection Marin Karmitz
Comment se sont effectués les rapprochements entre ces tirages photographiques ?
Les discussions entre Marin et moi ont été entamées de manière informelle dès 2015 et se sont intensifiées ces trois dernières années. La figure humaine ne s’est pas aussitôt imposée comme fil rouge, mais il était évident que l’Histoire devait être présente dans l’exposition sans pour autant en constituer le squelette. Car les événements historiques constituent aussi l’humain et ses rapports. Si on avait voulu couvrir toute l’histoire de la photographie du xxe siècle, il y aurait eu forcément des lacunes. On partait d’un même constat : il ne faut pas définir une idée à partir de laquelle on fait rentrer des œuvres, mais partir des œuvres elles-mêmes, sans volonté de chronologie historique. L’exposition s’est réalisée naturellement avec cette méthode de ping-pong visuel. Tout a commencé avec les portraits de Witkiewicz que m’a montrés Marin Karmitz et qui m’ont fait penser au premier portrait de Brancusi, lui-même se rapprochant de certains Man Ray. Il me semblait nécessaire aussi d’aborder dans l’exposition les questions liées au genre, à l’avortement ou aux communautés LGBTQ, car ce sont des marqueurs très forts de notre époque. Nous nous sommes demandé comment les aborder en les inscrivant dans une histoire plus large. Ce sont donc des rapprochements formels ou thématiques qui ont guidé notre sélection.
Lisette Model, First Reflexion, New York [Premier reflet, New York], 1940, © 2023 Estate of Lisette Model, courtesy Lebon, Paris/ Kitelman, Brussels. Collection Marin Karmitz. Reproduction photographique : Florian Kleinefenn
Certaines photographies évoquent les films de Carl Th. Dreyer ou Robert Bresson. Selon vous, la cinéphilie de Marin Karmitz déteint-elle sur sa collection ?
Oui, les références au cinéma y sont omniprésentes. à ses yeux, une bonne photo doit pouvoir raconter une histoire au même titre qu’un bon film. Il mentionnait souvent Like Someone in Love, le film d’Abbas Kiarostami [que Marin Karmitz a produit et qui est sorti en 2012, ndlr]. Sur le tournage, Abbas Kiarostami passait plus de temps à régler les effets de reflets sur les corps qu’à diriger les acteurs, parce qu’ils généraient justement des histoires possibles. Il faisait souvent référence à la capacité du cinéma à générer chez le regardeur mille histoires, à stimuler son imagination, à l’amener à être le plus libre possible par rapport à l’image. Pour lui, une mauvaise image est celle qui livre une seule histoire possible et ferme toutes les autres. Le rapport photographie-cinéma est présent depuis les années 1920-1930, puisque les photographes d’avant-garde, dans leur volonté de renouveler le vocabulaire de la photographie classique, étaient fascinés par le médium cinématographique. Ils faisaient de la photo parce que ça revenait moins cher ! Dans la dernière section, il y a notamment le photographe russe Val Telberg, qui travaille ce qu’on appelle le sandwich-négatif, consistant à stratifier plusieurs négatifs pour obtenir une image composite. Il était très proche de Maya Deren et de l’avant-garde cinématographique new-yorkaise. Ces allers-retours entre le cinéma et la photographie sont constants dans l’histoire.
« Corps à corps. Histoire(s) de la photographie. » Collections de photographies du Centre Pompidou – musée national d’Art moderne et de Marin Karmitz, au Centre Pompidou, jusqu’au 25 mars 2024