Fondateur de l’agence de presse IM’média en 1983, militant, journaliste indépendant, Mogniss H. Abdallah a été à la fois un acteur majeur des innombrables combats menés par les populations d’origines immigrées en France depuis plus de quarante ans et un témoin privilégié de cette histoire. Nous sommes revenus avec lui sur l’action d’IM’média, notamment dans la lutte contre les crimes et les violences racistes ou sécuritaires.
Cet article fait partie de notre dossier Quand l’art se saisit des violences policières. À l’occasion de la sortie du documentaire Un pays qui se tient sage de David Dufresne, TROISCOULEURS s’intéresse à la manière dont le monde de l’art traite du sujet des violences policières. Interviews, décryptages, focus sur des œuvres incontournables ou rares…Retrouvez tous les articles du dossier en cliquant ici.
IM’média a été créée au printemps 1983, quelques mois avant la première marche pour l’égalité et contre le racisme – dite « marche des Beurs ». Quels étaient vos objectifs ?
L’objectif numéro un, c’était de montrer que les jeunes des quartiers populaires issus de l’immigration pouvaient être les acteurs de leur propre vie. On s’efforçait de donner un cadre à toutes les initiatives de terrain, dans une dynamique de contre-information, de journalisme au long cours. Chaque action était documentée sous forme d’écrits, de documents audio, de photos, d’images parfois, en vidéo ou en Super 8. L’idée, c’était d’être des historiens de l’instant, d’essayer d’inscrire les choses dans le long cours.
Il y avait aussi une dimension politique et sociale ?
Oui. On ne voulait pas s’enfermer dans la seule dimension morale du combat antiraciste. Pour nous, l’occupation policière, le contrôle des quartiers étaient inspirés par des politiques racistes. Les beaufs qui tiraient au .22 Long Rifle sur des gamins, d’origine maghrébine ou autre, s’inscrivaient dans l’idéologie sécuritaire de la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing (la loi « sécurité et liberté » d’Alain Peyrefitte), et ce même si le racisme n’était pas forcément le motif premier de leurs actes. D’où le terme de « crimes et violences racistes ou sécuritaires », que l’on préférait à celui de « bavures policières ». La bavure, c’est l’exception, dans un corps globalement sain : nous, on remettait en cause le fonctionnement de la police, ainsi que la rhétorique sécuritaire des médias.
Dans ton livre Rengainez, on arrive ! (paru chez Libertalia en 2012), tu dis que « le principe fondateur d’IM’média est l’empowerment, c’est-à-dire la transmission d’expérience et de savoir-faire permettant aux acteurs de s’emparer des outils de communication pour élaborer leur propre narration ». En quoi consistaient vos premières actions ?
Une de nos premières actions, ça a été de couvrir la première marche de 1983, au départ de Marseille, le 15 octobre. Au début, cette initiative n’intéressait pas grand monde. Un copain était allé voir Serge July, le patron de Libé, pour lui en parler, mais July l’avait envoyé chier. De notre côté, on n’était pas encore en mesure de filmer l’intégralité de la marche. Par contre, on connaissait tout un réseau de radios associatives (Radio Gazelle à Marseille, Radio Trait d’Union et Radio Bellevue à Lyon, Radio Soleil Goutte d’Or à Paris, Radio Bas Canal à Roubaix…) qu’on a mis à contribution pour donner du retentissement à l’événement. C’était parfois rocambolesque. Un exemple : on savait réaliser un sujet audio, mais comment le faire ensuite passer d’une radio à l’autre ? Internet n’existait pas… donc ce qu’on faisait, c’est qu’on allait à la gare, on repérait un voyageur avec une bonne tête, on l’abordait et on lui demandait s’il pouvait remettre une cassette audio à telle ou telle personne en arrivant à Paris ou à Lyon.
On a aussi coorganisé des « forums justice », des réunions publiques auxquelles participaient les familles et les amis des victimes de crimes et violences racistes ou sécuritaires, leurs avocats, des magistrats du Syndicat de la magistrature. Pendant la marche, par exemple, il y en a eu quatre, à Marseille, à Vaulx-en-Velin et en banlieue parisienne. On constituait les dossiers, on organisait les conférences de presse, on les enregistrait, on les diffusait en radio, parfois on les filmait… Et puis on a réalisé des vidéo-journaux, des petits sujets traitants aussi bien d’affaires policières ou judiciaires que de questions de société, comme le relogement décent des habitants des cités de transit, ou encore des enjeux politiques – l’inscription sur les listes électorales, l’utilité ou non du vote, ou de constituer des listes pour des élections locales – que l’on diffusait par le biais de cassettes VHS que l’on proposait à la location.
Ça marchait bien ?
Oui. Notre film le plus diffusé ainsi, c’est La Ballade des sans papiers . Les collectifs de sans-papiers associés à la coproduction, prenaient des cassettes qu’ils vendaient 200 francs, la moitié de cette somme leur revenant, l’autre moitié servant à couvrir la production. On a vendu quatre mille exemplaires du film, sachant qu’il y a eu des milliers de copies « non officielles » qui circulaient. Des centaines de projections de ce film ont été organisées en région, qui pour certaines ont donné naissance à des comités locaux de sans-papiers. Par la suite, nous avons davantage mis l’accent sur la réalisation de sujets pour la télévision ou de documentaires moyen ou long métrage comme Douce France. La saga du mouvement beur, diffusés dans des salles de cinéma ou dans des festivals…
Aujourd’hui, de l’homme politique ou du groupe industriel le plus puissant jusqu’au groupuscule le plus microscopique, tout le monde produit ses images, son récit. Sur ce point-là, vous étiez des précurseurs.
La différence, c’est que nous nous inscrivions dans une dynamique collective, alors qu’aujourd’hui c’est plus le règne du do it yourself. On est dans une logique de one shot, un truc éphémère et plus individualiste. Cette formule de vidéo-journal, c’est quelque chose sur lequel j’aimerais que ceux qui font des images actuellement réfléchissent. Les Nadir Dendoune, les Taha Bouhafs, dont le boulot est intéressant, ce sont des gens qui se sont formés tout seuls et qui ne s’embarrassent pas de constituer une équipe. Ils font leur truc dans leur coin et soit ils le balancent directement sur les réseaux sociaux, soit ils vendent leurs images aux médias dominants. Forcément, ça pose la question de ce que nous, agence IM’média, on fait maintenant : on est has been ? On continue ? Est-ce que ça a un sens de former à nos méthodes ces nouvelles générations ?…
Rapport à vos débuts, le principal changement, n’est-ce pas cette omniprésence de l’image, notamment sur les réseaux sociaux, qui fait qu’il devient de plus en plus difficile de nier l’existence des violences policières ?
C’est certain. Un autre des éléments qui a changé, c’est que ces sources aujourd’hui peuvent être versées au dossier. Trente ou quarante ans en arrière, ce n’était pas le cas. J’ai le souvenir d’une affaire, celle d’Abdel Benyahia, tué par un policier hors service à la Courneuve dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986. En amont du procès, on avait monté un sujet intitulé Abdel pour mémoire. L’avocat de la famille voulait que le tribunal voie au moins un extrait du film, ne serait-ce que pour se faire une idée de la personnalité de la victime. Le magistrat qui présidait l’audience a refusé. En protestation, nous avons projeté ce film en boucle devant le tribunal pendant trois jours. Le meurtrier a été condamné à sept ans de réclusion pour homicide volontaire. Je dis ça pour les gens qui prétendent que ces mobilisations ne servent à rien, que de toute façon l’impunité est totale. Certes le rapport de force est inégal, mais en jouant sur les marges ou les contradictions du système, on peut gagner, y compris des procès.
Après, cette profusion d’images actuelle soulève d’autres questions : l’inscription de ces images, par définition éphémères, dans la mémoire collective par exemple. Et là, je suis plus dubitatif, car toutes ces images postées sur les réseaux sociaux sont amenées à disparaître. Quand on parle d’une histoire immédiate, c’est pas un truc d’un jour, mais au contraire quelque chose que se construit pierre après pierre, sur des années.
Justement, vos films, vos écrits, vos affiches, vos documents sonores, que deviennent-ils ? Est-ce qu’ils sont toujours exploités, visibles ?
C’est un vrai enjeu, dans la mesure où un certain nombre de ces documents se détériorent, notamment les vidéos. Depuis quelques années, on est en cheville avec La Contemporaine, une institution rattachée à l’université Paris-X Nanterre qui est à la fois une bibliothèque, un centre d’archives et un musée. Dans le cadre de ce partenariat, on a déjà restauré et numérisé une centaine de documents vidéos – archives, reportages – qui sont accessibles au public sur place, et dont une trentaine vont être mis en ligne. D’ici cinq ou dix ans, quand on sera passés à un nouveau format, il faudra sans doute recommencer, mais quand on voit la réaction du public et des mômes d’aujourd’hui lorsqu’ils visionnent ces images, on se dit que ça vaut le coup. Au moins, qu’on puisse transmettre cette histoire ; après, ils en feront ce qu’ils veulent.
PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT TARRIÈRE
Image de couverture : Mogniss H. Abdallah (au centre), lors de la présentation de l’agence IM’média au Club de la presse de Lyon, le 30 juin 1983.
© photo agence IM’média
Rengainez, on arrive ! de Mogniss H. Abdallah (Libertalia, 2012)
POUR ALLER PLUS LOIN
Liens vers des films produits et réalisés par l’agence IM’média :
Minguettes 1983. Paix sociale ou pacification ? de Mogniss H. Abdallah (1983, 24 min)
Le film a été projeté en boucle du 18 janvier au 23 avril 1984 au Centre Pompidou dans le cadre de l’exposition « Les Enfants de l’immigration »
Les « Folles » de la place Vendôme de l’agence IM’média (1985, 10 min)
Abdel pour mémoire. Malik à Paris, Abdel en banlieue, plus jamais ça ! de Mogniss H. Abdallah (1988, 20 min)
Douce France. La saga du mouvement beur de Mogniss H. Abdallah (1993, 69 min.)
version française de Sweet France de Mogniss H. Abdallah et Ken Fero (1992, 52 min, Channel 4), produit et réalisé par l’agence IM’média (Paris) et Migrant Media (Londres)
extrait :
Et aussi :
Montrer les luttes, entretien avec Mogniss Abdallah et Ken Fero d’Anne Volery (2019, 15 min), entretien croisé dans le cadre de l’exposition « Paris-Londres. Music Migrations (1962-1989) » au musée national de l’Histoire de l’immigration