Thierry Hoquet : « Le technique ? Impossible de faire sans ! »  

Invité au mk2 Institut, le philosophe Thierry Hoquet, spécialiste du corps, du genre et des sciences a choisi trois mots permettant de découvrir son travail, sa pensée et son univers singulier.


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ORGANORG

« La question du cyborg paraît décrire notre quotidien : l’agent Murphy dans RoboCop ou le major Motoko Kusanagi dans Ghost in the Shell montrent ce moment où l’outillage paraît se greffer dans le corps, où le métal prétend remplacer la chair. Dans le même temps, il est facile de voir qu’un être humain ne va jamais nu. Nous portons des vêtements, des lunettes. Nous pouvons maquiller ou tatouer notre peau. Nous possédons surtout le langage. Faut-il pour cela dire que nous sommes des cyborgs ? Que ma grand-mère avec un pacemaker est une forme de cyborg ? Cela paraît exagéré. Notre rapport à la technique est souvent beaucoup moins invasif, beaucoup plus pacifique, et il nous faut un autre mot pour le décrire. En vérité, les êtres organiques peuvent s’adapter à leur environnement en produisant des variants génétiques : on parle alors de mutants. Mais ils peuvent aussi s’adapter en produisant des outils, des instruments : on parle alors d’organes extérieurs. En grec, le mot “organon” désigne à la fois l’organe et l’outil. C’est pourquoi les humains sont des “organorgs”, des organismes outillés. Finalement, aucun être humain ne va sans équipement. La technique ? Impossible de faire sans ! »

KOKORO

« Quand on s’intéresse au Japon, on lit souvent des choses étonnantes : les Japonais ne savent pas dire “non” ou n’ont pas de mot pour dire “aimer” ou “bisou”. Il y a un vertige à se dire que des notions aussi évidentes peuvent ne pas avoir de strict équivalent. De même, lorsqu’on apprend leur langue, on met généralement en face du mot français “cœur” le son “kokoro” et le signe 心. Pourtant, cette traduction a quelque chose de trompeur. D’abord, parce que les Japonais utilisent d’autres mots pour désigner l’organe du cœur (shinzô, 心臓) et n’hésitent pas à utiliser au besoin une adaptation du mot anglais “heart” (hāto, ハート). De l’autre, la gamme des sens de kokoro dépasse largement le domaine du cœur ; il est aussi retenu pour traduire l’esprit – un terme que pourtant nous situons très loin du cœur. Le cas de “kokoro” est exemplaire : il nous place devant la question des intraduisibles, nous met au défi de penser des concepts qui dérangent nos coordonnées intellectuelles et linguistiques. »

HOLOBIONTE

« À la fin du xxe siècle, la grande affaire de la biologie consista à déchiffrer l’intégralité du génome humain. Avec toutes ces nouvelles données génétiques, on espérait percer ainsi le mystère de notre identité. Cependant, nous eûmes alors la surprise de comprendre que notre organisme n’est pas une entité close sur elle-même. Pour fonctionner correctement, notre corps requiert dans son intérieur la présence de quantité d’agents bactériens : notamment une importante flore intestinale, un organe souvent négligé. Ainsi, pour corriger cet oubli, plutôt que de parler d’organisme, certains ont récemment choisi le terme “holo­bionte” : manière de considérer l’être vivant comme une totalité, plutôt que de l’enfermer sur une identité close contenue dans ses cellules. Parler d’holobiontes est une manière de rendre hommage aux symbioses qui nous constituent et qui rendent notre vie possible. »

« La biologie, une science ? Le biologisme: une idéologie ? », rencontre avec Thierry Hoquet, modérée par le journaliste et romancier Hugo Lindenberg, le 10 octobre au mk2 Bibliothèque à 19 h 30, gratuit, sur inscription

Le Nouvel Esprit biologique de Thierry Hoquet (Puf, 192 p., 20 €)•

Portrait : Bénédicte Roscot