Curieux parcours que celui de Marco Brambilla. Dès son premier film, en 1993, le blockbuster Demolition Man avec Sylvester Stallone dans le rôle-titre, il apparaît comme la nouvelle découverte d’Hollywood. A l’image d’illustres confrères (les frères Scott, David Fincher, Alan Parker), Brambilla a fourbi ses armes dans la publicité avant d’être adoubé par le monde du cinéma.
Pourtant, sa carrière de réalisateur ne fait pas long feu : moins de dix ans après la sortie de Demolition Man, Brambilla se détourne définitivement du grand écran pour se concentrer sur une carrière artistique. Aujourd’hui exposé au MOMA et au Guggenheim, Brambilla nous parle de son parcours et de sa vision d’Hollywood à l’occasion de la présentation à Paris, à la Biennale Némo au Centquatre, d’une de ses dernières œuvres en date, le collage vidéo Heaven’s Gate.
Le titre Heaven’s Gate fait-il référence au film de Michael Cimino, Les Portes du Paradis (1980) ?
Oui. Pour moi, ce film est l’instant clé où le cinéma américain a basculé dans l’univers des grandes corporations. En explosant son budget, ce qui a causé la faillite d’un grand studio américain, cette superproduction a marqué la fin d’une décennie du cinéma américain dominée par les films d’auteurs [le mouvement dit du Nouvel Hollywood, ndlr]. Aujourd’hui, le cinéma américain produit par les studios a délaissé son propos et ses personnages au profit du spectacle seul. J’adore le cinéma indépendant et j’ai été époustouflé par Anatomie d’une chute [la Palme d’or réalisée par Justine Triet, ndlr] dernièrement. Mais dans le cadre des films de studios, il est désormais très compliqué de trouver satisfaction.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre carrière de cinéaste, et en particulier sur Demolition Man, que vous avez réalisé en 1993 ?
Je suis encore très fier de certains aspects de mon film. Initialement, Demolition Man était un simple blockbuster d’action futuriste dans lequel le personnage éponyme, joué par Stallone, était cryogénisé dans les années 1990 et réveillé dans un monde futuriste où ses méthodes détonnaient. J’ai beaucoup travaillé avec le scénariste Daniel Waters [Batman. Le Défi ; Fatal Games, ndlr] pour insuffler dans le récit ce qui allait, selon nous, être l’avenir des États-Unis. C’est l’aspect du film dont je suis le plus fier : nous avions prévu l’arrivée des relations humaines à distance mais aussi l’émergence du politiquement correct et du positivisme à tous crins. Aujourd’hui aux États-Unis, et comme dans notre film, tout le monde doit être très heureux, très excité par tout, tout le temps. Peu importe ce que vous pensez, ce dont vous parlez, il faut se présenter comme un être hypersocial d’une humeur constamment excellente. Au moment de l’écriture, nous pensions que nos dialogues étaient très satiriques, alors qu’ils sont devenus la norme aujourd’hui.
Le producteur du film, Joel Silver (Piège de Cristal, Matrix), avait pourtant la réputation d’être l’exemple type du producteur hollywoodien vénal et intransigeant.
J’ai adoré ma collaboration avec Joel Silver. Il était beaucoup plus respectueux de ses réalisateurs que ce que l’on veut bien dire. J’étais très jeune quand il m’a proposé de réaliser cet énorme film. Et Joel pouvait se montrer très dur si vous n’atteigniez pas son niveau d’exigence. Mais il se battait pour ses cinéastes : à ma demande, il avait débloqué une importante rallonge budgétaire sur Demolition Man par exemple. Par contre il était, à mon sens, très difficile de travailler dans le système des grands studios. J’étais fatigué de tous ces compromis qui détériorent votre vision initiale. Depuis ma reconversion dans l’art, je peux jouer avec les formats de l’image, la diffusion et la durée des œuvres présentées… Surtout, je peux y exprimer librement une idée, une sensation. Je n’ai aucune envie de revenir au cinéma.
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Quel a été le point de départ de Heaven’s Gate ?
Comme tous mes collages vidéo précédents, Heaven’s Gate est dénué de contexte : c’est un immense spectacle qui évoque, dans ses thèmes et sa composition, certaines peintures de la Renaissance. J’ai revisité les sept niveaux du purgatoire tels que Dante a pu les décrire dans La Divine Comédie. La narration centrale y est cyclique. Le visiteur est invité à suivre une âme qui s’élève du néant puis flotte à travers différents univers pour se diriger vers le chaos, avant de s’en extirper pour recommencer son voyage. Il traverse ainsi l’ère industrielle, pour ensuite parcourir le pinacle du capitalisme et finir dans le cataclysme provoqué par ce système. Plus il avance, plus les couleurs sont chaudes et l’univers graphique saturé. Et comme tous mes collages vidéo précédents, je m’impose une règle : tous les éléments de ce collage doivent provenir d’une œuvre existante.
Comment choisissez-vous ces images ?
Enfant, je regardais en moyenne deux films par jour et je reste encore un très gros consommateur de cinéma. Je me suis donc replongé dans ma cinéphilie et j’ai laissé courir mes souvenirs, ma sensibilité, pour affiner le collage durant deux mois de travail seul, consacré à la mise en place générale de la fresque. Ainsi, pour la section dédiée au cataclysme, j’ai exploité beaucoup d’images provenant des comédies musicales des années 1950. Il émanait de ces films une sorte d’euphorie : ils étaient une évasion parfaite pour éviter d’évoquer les véritables problèmes de l’époque. J’en ai fait une sorte de danse de la mort qui préfigure l’effondrement.
« J’adore le fait que Gustave Doré nous offre une vision merveilleusement belle d’un désastre »
Votre collage est, aussi, une prouesse technologique. Travaillez-vous seul sur une œuvre telle que celle-là ?
Je travaille toujours avec des technologies très pointues : en 2003, j’ai conçu une installation vidéo qui était la première à utiliser les scans LIDAR. Je suis actuellement sur un projet qui exploite les I.A. pour « The Sphere », un énorme dôme vidéo installé à Las Vegas. Et Heaven’s Gate a une résolution de 8K avec une folle quantité d’images accolées les unes aux autres et de l’animation 3D. Ces outils demandent un savoir-faire très spécifique. Donc une fois mon ébauche terminée, je travaille avec une grande équipe d’artistes et de techniciens capables de concevoir la version définitive de mes projets. En ce sens, mon processus artistique recoupe ce que je faisais au cinéma : je dois travailler en équipe. Ça n’a rien à voir avec l’activité solitaire d’un peintre, par exemple.
Vous parliez de La Divine Comédie de Dante. Les gravures que Gustave Doré a conçues pour illustrer ce livre vous ont-elles inspiré ?
Oui, j’adore le fait que Doré nous offre une vision merveilleusement belle d’un désastre. J’aime l’idée d’utiliser des thèmes et des structures classiques de la peinture, pour y accoler des éléments de culture pop. Je suis aussi très inspiré des peintures de Pieter Brueghel l’Ancien ou de Jheronimus Bosch : leurs tableaux proposent des histoires non linéaires, où une grande quantité de récits se superposent. C’est aussi le mode opératoire de Heaven’s Gate : aux côtés de notre figure centrale, j’ai accolé une grande quantité de petites histoires annexes. Ainsi, chaque section est introduite par un personnage central, une sorte de mascotte, ce qui n’était pas le cas dans mes précédents collages vidéo. Christopher Walken dans Le Prince de New York est au cœur de la séquence sur la révolution industrielle par exemple. Et Audrey Hepburn annonce l’Apocalypse.
Certains des extraits que vous utilisez, comme DiCaprio dans Gatsby le magnifique, sont aussi des gifs que l’on voit très souvent sur Internet…
Parce que tous les éléments vidéo qui composent le collage sont animés par cycle, on apparente souvent mon travail aux gifs. C’est un accident : j’ai travaillé autour de ces cycles d’images en mouvement dès mon premier collage vidéo, en 2008, autrement dit avant que les gifs n’envahissent les réseaux sociaux. Pour moi, ces cycles représentent l’idée que ces personnages sont enfermés dans une boucle temporelle infinie, comme ces restes de dinosaures captifs de l’ambre. Aujourd’hui, les gifs sont devenus une nouvelle forme de langage. J’assume le fait de travailler aussi autour de cette communication très populaire comme j’assume le caractère sensationnaliste de mon œuvre : elle est spectaculaire et facilement accessible. Mais il ne faut pas oublier que je retourne ce caractère sensationnaliste contre l’industrie du spectacle. Je la critique et l’embrasse tout en l’exploitant.