Arthur Nauzyciel : « La langue que l’on parle est une façon de construire le monde et la réalité dans laquelle on vit. »

Du 31 mai au 19 juin, Arthur Nauzyciel met en scène « Les Paravents » de Jean Genet à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, à Paris. Avec cette pièce qui évoque la guerre d’Algérie, le directeur du Théâtre national de Bretagne veut « rappeler que le politique peut passer par le poétique ». Il sera au mk2 Odéon le 6 juin à 20 h, avec Patrick Boucheron et Emmanuelle Lambert, pour une discussion sur le théâtre de Genet face à l’histoire.


zkhqlkflkbtrwz4b arthur nauzyciel c2a9louise quignon

De quoi parle la pièce Les Paravents, publiée par Jean Genet en 1961 ?

Les Paravents, c’est une histoire assez difficile à raconter. Il s’agit d’une sorte de fresque, de théâtre-monde, qui contient une centaine de personnages. On y suit les aventures d’une famille – une mère, son fils, Saïd, et l’épouse de celui-ci, Leïla – qui va traverser un pays dont on comprend qu’il est probablement un État d’Afrique du Nord colonisé par les Européens, et ce dans le moment précis de son soulèvement pour accéder à l’indépendance. Évidemment, on y lit une fable épique autour de la guerre d’indépendance en Algérie (1954-1962).

On suit donc cette famille, dite la « famille des orties », une famille de parias, de rejetés, et l’espèce de chute, de décadence, de plongée dans un gouffre de Saïd et Leïla, en s’intéressant aussi au chemin de la mère. Ce trio nous sert de guide dans l’histoire d’une révolution, d’une révolte, qui se résout à la fin en mettant dos à dos à la fois les oppresseurs et les opprimés, les colons et les ouvriers arabes, les militaires et les civils. C’est en cela que la pièce est forte : elle échappe à toute morale et à toute lecture du monde entre le bien et le mal, les bons et les méchants – la seule morale chez Jean Genet est la morale poétique. Cela fait du bien, aujourd’hui particulièrement, de rappeler que le politique peut passer par le poétique.

Pourquoi avoir décidé de monter ce texte et quelle est l’ambition de votre spectacle ? 

Les Paravents me permettaient de parler d’un sujet très important, à savoir la guerre d’Algérie et sa mémoire – qui est un angle mort de notre histoire contemporaine, alors qu’elle percute notre réalité aujourd’hui –, et d’en parler avec cette beauté et cette distance que donne la poésie. D’en parler avec de la hauteur, de laisser une part de rêverie aux spectateurs et spectatrices, sans leur faire la leçon. Je trouve que l’on vit une époque durant laquelle on traverse des choses qui sont complexes, et plus ces dernières le sont, moins la pensée l’est.

Les commentaires, la langue et les mots que l’on utilise aujourd’hui pour parler du monde deviennent de plus en plus simples, pour ne pas dire vides, alors que cela mériterait une plus grande attention d’une part au langage, d’autre part à l’histoire. J’avais donc envie de créer un spectacle qui traite de la complexité avec une langue poétique. Une langue qui nous élève aussi dans la pensée : la langue que l’on parle est une façon de construire le monde, de construire la réalité dans laquelle on vit. J’ai un problème aujourd’hui avec la façon dont on assène les choses. Je n’aime pas beaucoup le théâtre « tract », qui vient dénoncer, ni quand un artiste n’a pas d’autre nécessité que de montrer qu’il est quelqu’un de bien.

Genet n’est pas quelqu’un de bien, c’est quelqu’un qui est en dehors de toute morale et, justement, cette position-là lui permet de nous renvoyer à notre propre complexité, au fait que nous sommes faits autant du bien que du mal. En somme, il nous renvoie à notre humanité. Si ce texte est politique et subversif, ce n’est pas parce qu’il dénonce des choses, mais parce que Genet a inventé une langue sublime pour des personnages qui, normalement, n’ont pas accès aux plateaux : pour des parias, des marginaux, à qui il va donner le statut de mythes et de héros.

Votre spectacle sera présenté à l’Odéon, soit la salle dans laquelle Les Paravents furent mis en scène pour la première fois, par Roger Blin, en 1966. À l’époque, la représentation avait fait scandale, suscitant l’ire de groupuscules d’extrême droite et d’anciens combattants de la guerre d’Algérie…

Je pensais à cette pièce depuis longtemps, mais l’élément déclencheur a été l’invitation du théâtre de l’Odéon, qui m’a proposé d’y créer un spectacle. Les Paravents se sont tout de suite imposés à moi. Et le fait que ce soit dans cette salle-là que la pièce s’est créée en 1966 a été très important dans mon choix. Le théâtre de Genet est en effet un théâtre sur l’invisible : le dramaturge convoque le théâtre pour se relier aux absents. Il ne raconte pas des histoires, mais il met en scène des rituels. Il fait le lien entre les morts et les vivants, et, d’une certaine manière, rejouer Les Paravents à l’Odéon, c’est aussi une façon de se relier à une histoire de la pièce.

C’est également une manière de faire revenir les fantômes de ce spectacle dans le nôtre, d’y reconvoquer quelque chose de l’histoire, qui permet de requestionner l’histoire de l’immigration en France, qui n’est pas la même en 1966 qu’en 2024. Je trouve que cela a une dimension à la fois universelle et intemporelle, puisque la pièce parle de choses tout à fait existentielles – la mort, le beau et le laid, le bien et le mal, les questions esthétiques et humaines –, mais qu’elle est aussi profondément politique. Recréer cette pièce à l’Odéon, près de soixante ans plus tard, est vraiment bouleversant pour moi.

En 2016, vous expliquiez dans Le Monde le choc que vous aviez ressenti en 1983, à l’âge de 16 ans, en assistant à la mise en scène des Paravents signée Patrice Chéreau, au Théâtre des Amandiers, à Nanterre…

Je ne pensais pas que l’on pouvait faire du théâtre de cette manière : j’en avais jusqu’ici une vision très conventionnelle. À l’époque, j’avais commencé à découvrir des metteurs en scène qui cassaient le rapport scène/salle habituel, qui brisaient le quatrième mur : Antoine Vitez, Ariane Mnouchkine, Peter Brook… Et donc Patrice Chéreau. Quand j’ai vu ses Paravents, ça a été une immense surprise : des gens jouaient sur scène et dans la salle, il y avait une cinquantaine d’acteurs et actrices… Bref, c’était foisonnant. Je ne comprenais pas grand-chose à cette époque-là, mais l’art du théâtre et de la mise en scène de Chéreau était vraiment marquant. Aujourd’hui, je ne sais pas si j’essaie de rendre hommage aux mises en scène de Roger Blin et de Patrice Chéreau, mais il y a en tout cas l’idée d’essayer de relier ma propre pièce aux leurs – d’ailleurs, un comédien et une comédienne de la pièce de Chéreau, Hammou Graïa et Farida Rahouadj, font partie de la distribution de mon spectacle, qui comporte en tout seize acteurs et actrices.

Ce qui est intéressant avec ce texte, qui désormais relève presque du classique, c’est de voir comment il vient parler à chaque époque et comment il tend un miroir différent chaque fois : la pièce de 1966 ne raconte pas la même chose que celle de 1983, qui elle-même ne dit pas la même chose que celle de 2024. Néanmoins, parce qu’il s’agit d’une grande œuvre, Les Paravents traversent le temps, pas seulement pour des questions de société ou de politique, mais parce que c’est un texte magnifique et un acte théâtral profondément innovant. Cela fait partie des pièces qui vont plus loin que nous.

À quel dispositif scénique le public doit-il s’attendre avec vos Paravents ?

Je pense que cela va être très fort à l’Odéon. Le décor est aussi pensé pour cette salle-là : il évoque les rapports de pouvoir, les rapports entre dominants et dominés, entre colons et colonisés. Le décor, à la fois politique et poétique, raconte cela, et en même temps il est métaphysique : il fait le lien entre les vivants et les morts, entre le paradis et l’enfer, entre le ciel et la terre. C’est aussi le lieu de la communauté, un espace qui réunit, et puis c’est un lieu de mémoire. C’est comme si ceux qui viendront l’habiter revenaient d’entre les morts pour nous raconter quelque chose de notre histoire contemporaine ; c’est comme si les morts oubliés de la guerre, des guerres, revenaient hanter le théâtre.

« Genet, un théâtre du désordre. » Rencontre avec Arthur Nauzyciel, Emmanuelle Lambert et Patrick Boucheron, le jeudi 6 juin, au mk2 Odéon (côté St Germain), à 20 h – 26 ans : 5,90 € | étudiant, demandeur d’emploi, porteur de carte UGC/mk2 illimité : 9 € | tarif normal : 15 €

Les Paravents de Jean Genet, mis en scène par Arthur Nauzyciel, du 31 mai au 19 juin 2024 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe

Image : ©Louise-Quignon