Vidéo-clubs, pourquoi ils s’entêtent

Un instant. Christophe s’interrompt. Il tend le cou pour observer, d’un regard soupçonneux, un miroir d’angle dans le fond du magasin. « Je dois surveiller régulièrement, à cause des voleurs », expliquet- il. Des voleurs ? Les DVD ne sont pas dans les boîtes en exposition. Alors quoi ? Des voleurs de jaquettes ? «


Un instant. Christophe s’interrompt. Il tend le cou pour observer, d’un regard soupçonneux, un miroir d’angle dans le fond du magasin. « Je dois surveiller régulièrement, à cause des voleurs », expliquet- il. Des voleurs ? Les DVD ne sont pas dans les boîtes en exposition. Alors quoi ? Des voleurs de jaquettes ? « Oui, justement, de jaquettes vides, soupire Christophe, agacé. Des gens du coin passent au magasin simplement pour piquer nos boîtiers de présentation et y ranger leurs films piratés sur le Net. » En poussant la porte du Vidéo Club de la Butte, niché rue Caulaincourt dans le XVIIIe arrondissement de Paris, on se doutait bien que le magasin était victime du téléchargement, mais pas ainsi. L’endroit baigne dans une bonne odeur d’encens. Calme. Tranquille. Un peu trop tranquille. Selon les chiffres du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée), il y avait encore en 2004 près de cinq mille cinq cents vidéo-clubs en France. Six ans plus tard, ils n’étaient plus que deux mille deux cents. En 2013, il n’en reste qu’une poignée. Celle de Christophe Petit est ferme. Il est le cogérant depuis dix ans du Vidéo Club de la Butte. Une enseigne qui a 35 ans et qui attire toujours les spectateurs d’un cinéma dans le canapé.
Certains clients figurent sur les jaquettes : Cédric Klapisch, François Ozon, Fabrice Luchini… D’autres rêvent d’y voir leurs noms imprimés dans un futur proche : ce sont les élèves de La Fémis, qui passent chercher de quoi nourrir leur appétit de cinéphiles parmi les douze mille DVD et les nombreuses K7 vidéo stockées dans l’arrière-salle. « Il y a des films qui n’existent pas encore sur les formats les plus récents. » Le vidéo-club a encore de sérieux atouts : son prix par exemple, moins cher que beaucoup de plateformes légales. « Ici c’est trois euros, annonce Christophe, cela n’a pas bougé depuis l’ouverture du magasin, et ce prix peut même diminuer si l’on est abonné. » L’endroit a inspiré un film à l’un de ses fidèles clients, Michel Gondry, le réalisateur de Soyez Sympa, rembobinez (2008). L’histoire d’un vidéo-club qui doit survivre face à la concurrence d’une chaîne de location de DVD aux proportions industrielles.
Cinq ans plus tard, ce ne sont pas les grandes enseignes qui ont condamné les petites ; d’ailleurs les premières sont tout autant en danger face au succès de la vidéo à la demande (dématérialisée) sous toutes ses formes. Aux États-Unis, début novembre, Blockbuster, enseigne emblématique qui avait déjà fermé ses magasins britanniques et scandinaves, a annoncé l’arrêt en janvier 2014 de toutes ses locations de DVD, ce qui conduira à la fermeture de trois cents magasins dans tout le pays. La marque Blockbuster devrait survivre… mais sur Internet. Plus près de nous, le vidéo-club phare du Quartier latin, Clerks (qui tire son nom d’un film hilarant de Kevin Smith sorti en 1994 dans lequel on suit les pérégrinations d’un employé de vidéo-club), a mis la clé sous la porte l’été dernier. Au grand regret d’aficionados qui ne pourront désormais plus bénéficier des quelque dix mille références du précieux catalogue de l’enseigne. Chez Clerks, par exemple, on vous autorisait à regarder une bouse, à condition de prendre un bon film et surtout d’en parler après visionnage avec les patrons du lieu. Regrets partagés par le cogérant de Clerks, Michael Orantin. Il promet que sa future activité « n’aura rien à voir avec le cinéma ».

LE THERMOMÈTRE DE L’HADOPI

Peut-on tout mettre sur le dos d’internet ? Probablement, puisque les DVD sont toujours aussi chers. On peut expliquer le désintérêt pour la location physique par une mutation des habitudes de consommation du cinéma à la maison, tournées aujourd’hui vers d’autres moyens de distribution des films à la demande. Peer-to-peer (légal ou illégal), streaming, location via le portail des box de fournisseurs d’accès Internet, offres de « replay » une semaine après la diffusion des programmes à la télé… Le cinéma se dématérialise sous toutes les formes ; et ce sont ses formes piratées qui ont l’impact le plus visible sur les vidéo-clubs, car, au-delà du vol de jaquettes vides, Christophe raconte : « À peine une semaine après la fermeture du site Megaupload, le public, qui avait disparu de nos rayons, est revenu en masse. C’était impressionnant. Comme aux meilleurs jours du magasin, mais cela n’a duré qu’un mois. Nous avions retrouvé 25 % de notre clientèle perdue, mais dès que de nouveaux sites de partage de fichiers ont pris le relais, la situation est redevenue calme, du jour au lendemain. » Ces dernières années, la boutique a été le thermomètre des activités de l’Hadopi. « Les gens qui téléchargent se croient éloignés des sanctions. Puis les médias se font l’écho d’une vague de courriers de l’Hadopi, ce qui provoque chez eux une prise de conscience. Alors ils reviennent chez nous, avant de replonger. »

UN EXERCICE PASSIONNANT

Face à cette menace, les vidéo-clubs ont tenté de réagir. La chaîne Vidéofutur, fondée en 1982, qui misait de toutes ses forces sur la location des nouveautés et des blockbusters, ne comptait plus que trente-huit magasins en France en 2012, contre cinq cent cinquante en 2005. Aujourd’hui, à l’image de la chaîne Blockbusters, le label Vidéofutur poursuit le virage vers le tout numérique avec son service de vidéos à la demande. Ailleurs, on tente des expériences hasardeuses sous la forme d’associations de métiers : mi-films, mi-jeux vidéos, ou sex toys (le magasin qui s’y est risqué a fermé fin octobre), ou service photo. On a même vu des promotions « une pizza achetée = un film loué ». Alors pourquoi s’entêter quand la fermeture semble inéluctable ? À la Butte, comme chez les quelques confrères restants, la réponse est souvent la même : recommander les films aux clients est un exercice passionnant. C’est vrai aussi pour le client, et c’est peut-être la dernière carte à jouer. Pour le moment, aucun moteur de recherche ne scanne vos préférences de cinéphiles mieux qu’un humain. « Un vidéo-club aujourd’hui, c’est comme un ciné-club, résume Christophe. Seul le goût pour le cinéma nous maintient. Sinon, nous ferions assurément autre chose. Nous sommes ouverts près de soixante-dix heures par semaine et le reste du temps, on le passe à regarder des films pour que nos conseils aux clients restent pertinents. Ils reviennent, parce qu’ils savent que nous apprenons à cibler leurs goûts pour les orienter vers des films auxquels ils n’auraient pas pensé. D’ailleurs, beaucoup nous disent que nous sommes plus une vidéothèque qu’un vidéo-club. » Voilà pourquoi Christophe estime que la nature de son travail devrait autoriser les vidéo-clubs à bénéficier des mêmes subventions que les ciné-clubs parisiens. « Cela pourrait se traduire par une aide au loyer. On a récemment réhabilité le cinéma le Louxor dans le Xe arrondissement. Pourquoi pas certaines de nos enseignes ? Dans une ville d’histoire comme Paris, notre rôle de transmission est tout aussi important. »